Gouvernance et territoire : une approche multi-acteurs

Pierre Calame, juin 2012

Cette fiche présente les fondements de la gouvernance exposés lors d’une conférence à Bogotá à la Chambre de Commerce.

« Chers Amis, je voudrais d’abord vous dire le plaisir que j’ai d’être avec vous et combien je suis impressionné par ce que je viens d’entendre.

Ça paraît à la fois si ambitieux et si bien pensé que je ne suis même pas sûr de pouvoir vous apporter des choses de plus mais je vais essayer de le faire.

Et pour ça puisque le mot gouvernance revient tout le temps, peut être commencer par revenir sur ce mot : d’où il est né, pourquoi, et comment j’ai été personnellement impliqué dans le développement d’une réflexion fondamentale sur la gouvernance, dont un des débouchés a été précisément la création de l’IRG.

Comme vous allez le voir, la gouvernance est à la fois la chose la plus ancienne qu’il soit dans une société et une théorie en train de se construire. C’est à la fois ce qu’il y a de plus ancien et de plus moderne.

Un mot des raisons pour lesquelles j’ai été amené depuis vingt ans à développer ces réflexions et ces éléments de théorie.

J’ai été pendant vingt ans – de 1968 à 1988 - haut fonctionnaire en France chargé de toutes les questions d’urbanisation, de territoire, d’aménagement régional.

Comme vous le savez l’État français, héritage de la royauté puis de la révolution, est un des plus ancien du monde. La fonction publique française est une des plus structurées, des plus respectées et l’État français a souvent servi de modèle à l’État en particulier en Amérique Latine. Et pourtant, en tant que praticien de l’État, vu de l’intérieur, je me suis posé des questions de plus en plus profondes sur la capacité de nos structures à répondre aux besoins de la société à venir.

Notre manière de nous relier avec la société, notre manière de penser les liens entre les responsabilités du niveau local du niveau national, et du niveau européen, notre manière de découper les problèmes en rondelles, à partir des départements ministériels, tout cela me paraissait correspondre de moins en moins bien aux défis de nos sociétés.

J’ai pensé au début qu’il suffisait d’améliorer un peu le fonctionnement de l’État puis je me suis rendu compte, au fil des années, que la critique était plus profonde et que, probablement, il fallait penser en termes nouveaux.

J’ai écrit beaucoup sur la réforme de l’État. J’ai souligné que le monde politique tenait un discours permanent sur la nécessité de la réformer mais ne savait pas le faire, ne prenait pas le temps de le faire et d’une certaine manière ne savait même pas vers quoi aller.

Ensuite j’ai été de 1988 à 2010 le directeur d’une fondation internationale, la fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l’Homme. Cela m’a donné le privilège de parcourir le monde entier, de rencontrer des gens de tous les milieux et d’être confronté à l’immense diversité des problèmes du monde. Et là j’ai découvert quelque chose qui m’a passionné, qui m’a paru de plus en plus étrange : derrière la difficulté qu’on avait à résoudre des problèmes parfois extrêmement brûlants des sociétés, que ce soit des problèmes sociaux, environnementaux, de qualité du service public, tout ce qui conditionnait la vie de la société on retrouvait une mauvaise approche de la gestion elle-même de la société.

Souvent, on donne de cette difficulté des explications superficielles : les dirigeants politiques ou les dirigeants économiques méprisant le reste de la société sont incompétents ou corrompus. Ces explications m’ont paru un peu trop courtes pour expliquer pourquoi les difficultés étaient aussi générales.

Je me suis rendu compte qu’au cœur il y avait un problème général de nos sociétés qui était tout simplement comment on pense notre gestion, comment on pense nos régulations.

Pourquoi est-il aussi difficile de se poser ce genre de question ? Parce qu’on est tellement habitué à nos réalités quotidiennes, l’État, les municipalités, les entreprises, la loi, la démocratie représentative, que ça nous paraît des évidences, qu’on ne les questionne pas.

Mais si vous prenez un petit peu d’altitude historique, si vous demandez quand est-ce que tout ça s’est mis en forme, toutes ces réalités qui encadrent notre vie quotidienne, vous vous rendez compte que tous ces systèmes de pensée, toutes ces institutions ont entre 200 et 300 ans, ont été inventés pour un état du monde, un type de problème extrêmement éloigné de ceux que l’on a maintenant. Et c’est exactement la même chose pour notre théorie économique, toutes ces racines remontent à 200 ou 300 ans, c’est-à-dire pour une réalité extrêmement éloignée de nos problèmes. Je me suis alors demandé si on allait pouvoir faire face aux défis du 21e siècle avec un système de pensée, avec un système institutionnel, avec des outils économiques qui remontent à aussi longtemps, qui correspondent à des réalités aussi différentes des nôtres.

Ne faut-il pas avoir le courage, l’audace, l’ambition de repenser tout ce cadre de régulation de la société ?

La gouvernance, c’est donc tout sauf un mot à la mode ; tout sauf des recettes de bonne gouvernance. C’est cet effort de réinvention visant à nous mettre à la hauteur des défis de gestion de la société au 21e siècle.

Mon travail de construction théorique n’a pas été un travail académique mais un travail de réflexion sur ce qui était en train d’émerger dans le monde, sur les raisons pour lesquelles s’était en train d’émerger. J’ai voulu savoir si de toute cette expérience on pouvait tirer des principes utiles pour l’action.

Comme je vous le disais, la gouvernance est la question la plus ancienne du monde parce que depuis les tous premiers royaumes d’Égypte ou de Mésopotamie la question de « comment on régule la société pour assurer sa survie » a été la question majeure. Mais c’est en même temps la question la plus urgente et la plus récente qui soit et une théorie en émergence puisqu’il s’agit de dire comment on va répondre aux défis du 21e siècle en se nourrissant de l’histoire ancienne, de l’histoire récente et de l’expérience du monde entier.

Eh bien, quand on parcourt comme ça le monde, qu’on rencontre des réalités extrêmement différentes, des cultures extrêmement différentes, on peut avoir le vertige, se dire que tout cela est tellement compliqué que c’est incompréhensible. Mais c’est le phénomène exactement inverse qui se passe. C’est parce qu’on rencontre en permanence les mêmes problèmes qu’on commence à comprendre qu’il peut y avoir une théorie de la gouvernance, c’est-à-dire qu’il y a des questions communes qui peuvent servir à chacun à faire progresser sa réflexion et son action.

Je préside aussi le forum China – Europa qui est une tentative de dialogue global entre la société chinoise et la société européenne. Il y a un thème qui revient très fréquemment chez les intellectuels et les dirigeants chinois, c’est celui de « nouveau Siècle des Lumières ». C’est intéressant que cela nous revienne de Chine. Les indépendances latino américaines sont beaucoup construites sur le Siècle des Lumières, sur la philosophie du Siècle des Lumières et je trouve très intéressant que nous vienne de Chine le message « c’est ce même effort qu’il faut pour réinventer le monde, pour réinventer la place de l’homme dans le monde, pour réinventer le mode de gestion de la société qui a été fait entre le 16 et le 18e siècle et qu’il faut faire aujourd’hui » C’est cela dont il s’agit quand on pense en termes de gouvernance.

Je voudrais maintenant partager avec vous le fruit de ces découvertes. Je me suis nourri de choses que je voyais un peu partout.

J’avais l’occasion, il y a un an à peu près, de faire une conférence sur ces questions à la demande de la Commission Européenne. Vous savez quel ‘Europe est très engagée sur ces questions de développement durable mais se demandait pourquoi tant de limites à cet effort. Je leur ait dit c’est parce que vous faites de votre mieux au niveau des villes européennes mais ne faites pas l’effort de repenser votre gouvernance. Vous ajoutez des objectifs de développement durable mais vous ne revenez pas sur les principes mêmes de fonctionnement des villes, des régions. Tant que vous ne ferez pas cet effort, vous ferez des beaux discours, vous ferez des choses intéressantes, vous introduirez des innovations intéressantes mais qui ne seront pas à l’échelle des transformations aujourd’hui nécessaires. C’est peut être la chose principale que j’ai envie de partager avec vous : on peut faire des choses rationnelles, bien construites mais si on ne questionne pas un certain nombre d’éléments de pensée qui nous paraissent naturels par habitude, on risque de rester à la surface des choses. Surtout quand il s’agit de parler de développement durable. Parce que le développement durable historiquement c’est ce que l’on appelle un oxymore : on met bout à bout deux mots contradictoires et on croit que la contradiction est résolue.

J’appelle cela la résurgence de la pensée magique. Le problème c’est que la société ne se transforme pas par magie. Elle se transforme par un énorme effort de réflexion sur elle-même, sur la gouvernance et même sur ce qu’on appelle un territoire, ce qu’on appelle une ville.

Je vais vous proposer quelques repères simples de ce que j’appelle la théorie de la gouvernance puis réfléchir avec vous à ce qu’est un territoire et l’application des principes de gouvernance à un territoire.

Je caractérise ces repères par la formule un, deux, trois, quatre, cinq.

Un: Le changement de trépied

La première chose que je vous proposerai comme rupture c’est ce que j’appelle dans mes livres le changement de trépied de la gouvernance. On prend pour une évidence que la régulation de la société repose sur trois pieds. On a des institutions, à chaque institution on attribue des compétences et enfin on définit des règles stables. Ca marche bien dans une société qui bouge lentement. Ca fonctionne mal dans une société en plein mouvement et pour une société diverse. Le vrai trépied de la régulation des sociétés en mutation c’est : est-on capable de se doter d’objectifs communs ? est-on capable de se mettre d’accord sur des valeurs communes pour gérer nos relations ? est-on est capable de mettre en place des processus ? La question est moins de définir les compétences de chacun que de mettre en place le processus par lequel on va produire des choses en commun.

Bien entendu il demeure des institutions, des compétences, des règles, tout cela ne disparaît pas mais le regard change, ne se porte non plus sur ces éléments formels mais sur la manière dont les choses fonctionnent réellement. On retrouve d’ailleurs la même évolution dans le monde de l’entreprise. Souvent quand on s’intéressait à la prise de décision dans les entreprises on répondait aux deux questions « qui » et « où » , quelle est la hiérarchie et à quel niveau de la hiérarchie est prise la décision; et où est le lieu où se prend la décision. Aujourd’hui, on s’intéresse plutôt à deux autres questions: « comment » et quand ». Comment on va s’y prendre pour aboutir à une décision collective? à quel moment on doit prendre des décisions. La gouvernance s’intéresse beaucoup au détail du comment. Ce passage d’un trépied à un autre est le premier signe d’un changement d’attitude.

Deux : les deux éléments de l’art de la gouvernance

La gouvernance est un art qui comporte deux éléments : l’art de gérer les relations ; l’art de produire à la fois plus d’unité et plus de diversité.

L’art de gérer les relations entre les choses ou entre les acteurs. Tous nos systèmes institutionnels partent de l’hypothèse qu’il faut découper pour bien gérer. Je prends l’exemple de la gestion intégrée de l’eau, tout le monde en parle, l’Europe ne parle que de ça, la Chine ne parle que de ça, pourquoi ça ne se fait pas si tout le monde trouve ça tellement important ? Parce qu’en réalité nos institutions actuelles ne valorisent pas la relation. Les services sont cloisonnés. Quand vous regardez le fonctionnement d’une collectivité territoriale, la plupart du temps vous vous apercevez que le désir des fonctionnaires eux-mêmes de dialoguer entre entre eux ne plait pas du tout à leurs chefs respectifs ! De même,, on parle de la relation entre acteurs en permanence, mais est-ce vraiment pensé ? Les différents acteurs ont-ils les moyens de s’organiser pour devenir acteurs, pour participer au dialogue ? Sont ils en mesure de prendre les uns vis à vis des autres des engagements à long terme ? ‘est rarement le cas. Comme pour le développement durable, l’appel à la participation des acteurs devient un discours rituel qui ne pèse pas vraiment sur la transformation de la société.

Deuxième élément de l’art de la gouvernance, produire à la fois plus d’unité et plus de diversité. La diversité est aujourd’hui au cœur de toutes nos communautés. Et l’adaptation fine des réponses à tous nos problèmes demanderait de prendre en compte la diversité des contextes au niveau de toutes petites échelles. Mais, en même temps, nous devons gérer des interdépendances mondiales. Donc nous avons à la fois besoin de beaucoup d’unité et de beaucoup de diversité.

Comment y parvenir ? La plupart des systèmes de gouvernance fonctionnent comme s’il fallait choisir entre l’unité et la diversité. Faut-il sacrifier la diversité, l’autonomie de chacun, la finesse d’adaptation à chaque contexte au nom de la cohésion ou faut-il privilégier l’autonomie et la diversité au risque de l’explosion, de la déstructuration ? L’art de la gouvernance est de refuser cette alternative, de montrer que l’on peut obtenir à la fois plus d’unité et plus de diversité.

Trois : les objectifs de la gouvernance.

La gestion de la société implique de poursuivre de nombreux objectifs, d’arbitrer entre des objectifs contradictoires. Mais quand on prend de l’altitude on s’aperçoit que tous ces objectifs partiels se résument à trois objectifs généraux. Cette stabilité des objectifs découle elle même du but ultime de la gouvernance: maintenir la société dans son domaine de viabilité, assurer sa survie et son développement à long terme. Et ceci implique trois objectifs: la capacité de la société à résister à des agressions extérieures; la cohésion sociale interne; l’équilibre à long terme entre la société et son environnement naturel. l’histoire montre d’ailleurs que ces objectifs sont liés entre eux: une société qui perd sa cohésion devient vulnérable aux agressions extérieures; une société qui détruit son environnement voit croitre ses tensions internes pour le contrôle de ressources devenues rares.

Quatre: les échelles de gouvernance.

Du fait de l’histoire des derniers siècles il est fréquent de voir privilégier dans la gestion des sociétés l’échelle nationale, au point de parfois assimiler la gouvernance et l’État. mais en réalité la gouvernance doit s’adapter à l’échelle des interdépendances et, si l’art de la gouvernance est l’art de gérer les relations il faut privilégier les niveaux de gouvernance les mieux à mêmes d’appréhender ensemble différents types de problèmes. Dans un monde interconnecté, où les interdépendances mondiales sont devenues irréversibles, la gouvernance mondiale, encore bien balbutiante, est appelée à prendre de l’importance. Entre le niveau mondial et le niveau national, le niveau des grandes régions du monde s’impose. L’ONU est aujourd’hui condamnée par le nombre et surtout l’hétérogénéité des États qui la composent. L’Inde, la Chine sont en elles mêmes des régions du monde. Ailleurs des regroupements régionaux tentent de se former. C’est un processus lent. Même l’Union Européenne, le processus le plus avancé d’intégration régionale pacifique, est confrontée à de nombreux problèmes comme le montre sa crise actuelle née de la contradiction entre une union monétaire avancée et une union économique et fiscale encore dans les limbes. mais on ne peut imaginer de gouvernance mondiale démocratique et efficace sans le renforcement de ce niveau régional. Enfin, en dessous du troisième niveau, l’État, les territoires -villes, provinces- prennent une importance croissante justement parce que c’est un niveau où les questions sociales, économiques et environnementales peuvent être traitées simultanément. Penser en termes de gouvernance implique de s’intéresser à la fois à ces quatre niveaux

Cinq: les principes de gouvernance.

Einstein disait le plus incompréhensible est que le monde soit compréhensible. J’aime beaucoup cette formule. Effectivement ce qui m’a frappé dans mon travail de quarante ans sur la gouvernance c’est qu’ il y a une formidable diversité des formes de gouvernance à travers le monde et à travers l’histoire mais que cette diversité de réponses renvoie en réalité à cinq principes communs dont la mise en œuvre forme ensemble la théorie de la gouvernance. Je souligne ici la notion de mise en œuvre. Car, comme vous allez le voir chacun de ces principes est très simple à énoncer mais souvent très difficile à mettre en œuvre et appelant une révolution conceptuelle et institutionnelle. Je crois que ce serait intéressant de mettre votre plan de développement à l’épreuve de ces cinq principes.

Le premier principe est le principe de légitimité. L’IRG a fait un énorme travail international sur cette question. Il n’a pas été simple d’en faire reconnaitre l’importance dans les instances internationales, pour une raison très simple:dans les démocraties il y a ce que l’on appelle en philosophie une aporie, c’est-à-dire une contradiction que l’on n’arrive pas à résoudre.La démocratie est fondée sur l’idée du libre choix de ses dirigeants par le peuple. Dès lors, on devrait avoir confiance en nos dirigeants. Et pourtant toutes les enquêtes internationales dans les pays démocratiques montrent que les dirigeants politiques sont des institutions dans lesquelles on a le moins confiance. Il y a un paradoxe très énervant reconnaissez le.

Cela veut dire que la légitimité ne se réduit pas, même en démocratie, au caractère légal de l’exercice du pouvoir. La légitimité c’est subjectif et c’est essentiel. C’est le sentiment de la grande majorité des gens d’être bien gouvernés. Par exemple donner à votre plan une véritable légitimité va être une première question majeure de gouvernance. On ne peut pas partir de l’hypothèse que, simplement parce que les dirigeants dans les entreprises sont désignés selon les règles, il ira de soi que ce que vous aurez produit sera légitime aux yeux de la population.

Il faut comprendre les composantes de cette légitimité. Je me borne à les énoncer, vous pourrez les approfondir avec l’IRG: les limites à la liberté de chacun doivent découler clairement des nécessités du bien commun; la gestion publique doit être conduite en conformité avec des valeurs que chacun connait et qui sont enracinées dans la société (par exemple dans de nombreux pays l’État est une structure copiée de l’étranger et dans laquelle la société ne se reconnait pas): les dirigeants doivent par leur comportement être dignes de confiance; les contraintes imposées au nom du bien commun doivent être aussi limitées que possible (principe de moindre contrainte). .

Le deuxième principe c’est la démocratie et la citoyenneté. Je vous ai apporté un livre écrit à l’occasion des élections présidentielles Il s’intitule « sauvons la démocratie ». Car contrairement aux apparences la démocratie est en danger dans le monde, parce qu’un fossé s’est créé entre la démocratie « représentative », la démocratie dite « participative », que j’appelle quelquefois brutalement la démocratie occupationnelle parce que l’on fait passer beaucoup de temps aux gens pour traiter des problèmes mineurs, pour cacher qu’ils soient en prise sur rien du tout d’essentiel, et ce que serait une « démocratie substantielle », une démocratie qui permettrait aux gens d’avoir prise sur leur destin dans un monde interdépendant.J’ai montré que la manière dont on conduisait une élection présidentielle en France passionne beaucoup les gens mais les passionne pour les mêmes raisons qu’ils sont passionnés par un match de football. Ils savent que ça ne changera rien d’essentiel à leur vie. C’est un vrai problème dans la démocratie. Le grand choix optimiste de la démocratie auquel je crois est d’affirmer que les citoyens, même les plus modestes sont en mesure d’avoir prise sur leur destin, sont capables pour autant qu’on leur en donne les moyens, de comprendre les enjeux, depuis le niveau local jusqu’au niveau mondial. Un e démocratie substantielle implique une énorme ambition y compris d’éducation populaire.

Quant à la citoyenneté, elle doit elle-même repensée pour deux raisons : d’une part parce qu’on ne peut pas juste être citoyen d’un pays aujourd’hui, on est citoyen à différents niveaux, du niveau local jusqu’au niveau mondial; ensuite, il n’y a de citoyenneté que s’il y a un équilibre entre droits et responsabilités. Donc si je reviens à votre exemple concret d’un plan de développement à Bogotá, la question majeure sera de savoir comment se définit la responsabilité de chaque acteur. Qu’est-ce que signifie à Bogotá une entreprise citoyenne ou un habitant de quartier citoyen? L’équilibre entre les droits et responsabilité doit être élaboré collectivement.

Le troisième principe c’est le principe d’adéquation des dispositifs aux objectifs que l’on poursuit. Encore une fois à cause du trépied traditionnel de la gouvernance on s’intéresse beaucoup trop au fonctionnement formel des institutions, mais il faut regarder comment les choses fonctionnent en détail.

Je vous illustrerai cette idée qui demanderait en soi des heures de discussion à nouveau par deux points. Le concept de régime de gouvernance et la question du cycle des politiques.

Régime de gouvernance. On entend souvent parler de gestion publique ou de gestion privée, de gestion publique ou de gestion par le marché. Se demande-t-on si l’une et l’autre sont adaptées à la nature des biens et des services qu’on veut produire ou gérer ? Il faudrait après entrer dans le détail, on peut pas gérer l’eau, la santé, la connaissance et la vente de voitures avec les mêmes méthodes et c’est pourtant ce que l’on fait. Il faut donc définir les caractéristiques des différents biens et services et en déduire le régime de gouvernance qui lui soit adapté.

L’eau est un exemple passionnant, parce que ce n’est pas un bien de marché et en même temps une gestion purement publique en général marche mal donc il faut revenir aux principes, c’est quoi l’eau? c’est à la fois un bien à disposition de tous, un bien commun donné par Dieu, donné par la nature, ce n’est pas un bien de marché et il faut donc se poser la question de la justice dans l’accès à l’eau. Et,en même temps le cycle de l’eau est très complexe, l’idée que c’est de l’eau à disposition gratuitement ne tient pas debout, ça ne fonctionne pas. Il faut donc choisir un régime de gouvernance fondé sur ces deux principes. J’ai développé ça en détail dans mon livre « Essai sur l’oeconomie ». Je m’en tiens à cette rapide illustration.

Deuxième exemple, le concept de cycle des politiques Si on dit à des fonctionnaires « vous devez vous occupez de tel domaine et c’est ça votre compétence », si on leur dit « vous devez appliquer des règles » que ces règles s’appliquent bien ou mal à la réalité du quartier que vous gérez, il ne faut pas s’attendre à avoir des fonctionnaires intelligents et imaginatifs. Il faut repenser ce que l’on attend des fonctionnaires sur quoi ils sont jugés, est-ce que le fait de travailler ensemble entre services est valorisé ou au contraire critiqué, est-ce qu’ils ont un devoir de conformité à des règles ou est-ce qu’ils ont un devoir de pertinence dans la recherche de solutions. Si on opte pour la seconde solution , ça implique une autre formation des fonctionnaires et une autre évaluation de leur travail et d’autres règles. Serez vous capables de concevoir votre plan de développement comme une organisation apprenante ?

Au lieu de voir les politiques politique publiques comme une succession de deux séquences, celle de la prise de décision puis celle de sa mise en œuvre il faut définir le cycle de gouvernance, le processus d’élaboration d’engagement à un moment donné, d’adaptation en fonction du temps, le processus d’évaluation, comment cette évaluation vient nourrir réellement l’action ? Ca à l’air très simple mais ce sont des ruptures essentielles dans la manière de voire l’action publique.

Quatrième principe, sur lequel l’IRG a beaucoup travaillé, la coproduction du bien public. Dans un pays comme la France cette idée de coproduction est une rupture considérable car l’idée qu’il y a d’un côté des biens publics et de l’autre des biens privés est formidablement enracinée dans la culture. Considérer que le bien public est une coproduction est une rupture à la fois culturelle et institutionnelle. Il faut regarder le bien public comme le fruit d’un contrat social, dans lequel on a clarifié ce qu’était la responsabilité de chacun et ça ça passe en général par un effort à très long terme dans lequel l’éducation se trouve transformée. Il y a beaucoup d’expériences qui sont intéressantes, comment la réflexion sur le développement durable transforme le système éducatif, amène les enfants à appréhender la complexité au lieu de juxtaposer des connaissances, ose parler de leurs responsabilités et pas seulement de leurs droits mais invite les autres à prendre leur propre responsabilité.

Dans la coproduction des acteurs se trouve posée la question comment les acteurs viennent à se structurer. Comment ils peuvent se former à apprendre et comment on se met d’accord sur les rôles respectifs et les responsabilités respectives ?

Le cinquième principe est celui de l’articulation des échelles de gouvernance. On peut montrer assez facilement qu’aucun problème ne peut être traité à un seul niveau mais dans la pensée traditionnelle sur la gouvernance il n’y a rien de dit sur la manière pour les différents niveaux de gouvernance de travailler ensemble. Dans une articulation des échelles de gouvernance comment définir les modalités de coopération entre l’État par exemple et les municipalités ? J’ai montré que cette articulation devait être régie par le principe de subsidiarité active. On a pu montrer que sur énormément de sujets qu’on a traités l’échange d’expériences; qui est au cœur de toute organisation apprenante permet de dégager les principes directeurs et c’est autour de ces principes directeurs que se construit le partenariat entre différents niveaux de gouvernance. A ces conditions,le jeu de la diversité et de l’unité devient un jeu à somme positive et pas un jeu à somme nulle. Ce concept a mis beaucoup de temps à être admis, il était pourtant évident objectivement mais il se heurtait aux habitudes. L’exemple de l’Europe est très intéressant car toute la construction européenne est fondée sur la combinaison de l’unité et de la diversité. Le cas du droit européen est passionnant puisque qu’il s’agit de construire un droit commun à travers le dialogue entre les traditions juridiques nationales, c’est une des productions les plus innovantes de la gouvernance au cours du dernier siècle. Et pourtant c’est seulement depuis deux ou trois ans, à cause du Livre Blanc du Comité des régions européennes, que la notion de gouvernance à multi niveaux comment enfin à s’imposer. Vous aurez à vous poser la même question ici à Bogotá. Si je reprends encore l’exemple de l’eau, il faut pouvoir articuler une gestion optimale au niveau des voisinages, à l’échelle d’une petite rue, d’un petit quartier, avec la gestion des bassins versants qui sont souvent transnationaux. Comment voulez-vous le faire si vous n’avez pas réfléchi à la gouvernance à multi niveaux, si vous n’avez pas défini les règles de coopération entre les niveaux? C’est pourquoi faute de cette réflexion, beaucoup de belles idées restent sur le papiers.

J’en viens à la question de l’enjeu du territoire et de la gouvernance locale. Dans la plupart de nos sociétés la gestion territoriale paraissait une gestion de second ordre par rapport à la gestion de l’État et même la réflexion sur qu’est-ce que c’est qu’un territoire, qu’est-ce que c’est qu’une ville était traitée comme une évidence: une ville c’est un territoire, voilà on voit une carte et puis on voit des dessins des institution. Mais est-ce vraiment cela, un territoire ? Dans un système mondialisé, un territoire ça doit d’abord être vu comme une concentration de relations. Ces relations relient le territoire au monde entier mais tant que l’on ne s’intéresse pas au territoire comme système de relations, relations matérielle avec des flux, de l’énergie, des marchandises, de l’argent mais aussi de très nombreux fluxim matériel d’informations, d’idées, de savoirs, vous ne pouvez pas penser le territoire au XXIe siècle.

Ce qui fait que le territoire et la gouvernance locale sont des questions centrales et ce qui fait que ce sera les acteurs majeurs de la grande transition, c’est que ce sont les lieux les plus naturels d’organisation des flux de relations. On le voit dans votre plan. On y parle des trois piliers du développement durable, l’économique, le social et l’environnemental mais ce sont les relations entre les trois qui comptent. Cette relation vous avez beaucoup de mal à la penser au niveau national.Les défis des territoires aujourd’hui est de trois natures : premièrement il n’y a pas encore de prise de conscience que ce sont les acteurs majeurs; deuxièmement les territoires ne se connaissent pas eux-mêmes, dans un système mondialisé monétarisé un territoire connait extrêmement mal par exemple les flux d’énergie qui rentrent et qui sortent. Vous dites « Bogotá représente 25 % du PIB national » mais qu’est-ce que vous savez des échanges internes de travail à l’agglomération, au niveau des échanges avec le reste du monde, on le sait extrêmement mal.

Vous ne connaissez en général même très mal ce que l’on appelle vos quatre capitaux, vos quatre types de capital. Pour caractériser un territoire il faut se demander quels capitaux il détient et même souvent cette question est mal posée, ou n’est pas posée du tout. En fait je distingue quatre types de capitaux : le capital matériel, ça c’est le plus facile à voir, ce sont les infrastructures, les machines, toutes les traces matérielles, ça c’est facile, tout le monde comprend ça, même s’il y a très peu de territoires qui seraient capables de dire mon capital matériel voilà ce qu’il est, voilà comment je peux le mesurer, est-ce qu’il grandit, est-ce qu’il diminue.

La deuxième chose c’est le capital naturel, qu’il s’agisse des sols, de la fertilité des sols, qu’il s’agisse de l’eau, de l’air, de la biodiversité, toute la qualité de fonctionnement de l’écosystème.

Troisième capital, assez facile à appréhender c’est le capital humain parce que c’est la somme des compétences des gens, mais le plus important des quatre capitaux c’est le quatrième c’est le capital immatériel.

C’est quoi le capital immatériel ? Je pourrais le résumer si vous le voulez comme l’art de travailler ensemble. C’est un capital collectif long à construire. En se promenant dans le monde on peut voir des territoires qui en apparence ont les mêmes atouts mais dont les uns se développent magnifiquement et dont les autres se cassent la figure. On ne peut le comprendre qu’à travers des apprentissages qui comportent des dimensions culturelles, institutionnelles.

Enfin, le troisième point c’est de reprendre complètement la réflexion sur la gouvernance des territoires à partir de ce que j’ai exposé: le trépied, l’art de la gouvernance, les objectifs généraux, les cinq principes. On comprend à quel point la question que vous avez commencé à dialoguer avec l’IRG des partenariats, du travail multi acteurs, est essentiel à la fois parce qu’il touche la question de la coproduction du bien public et parce qu’il touche la construction du capital immatériel de la communauté. »