Indemnisation des servitudes d’environnement

Mathieu Galey, 1996

Cette fiche présente une thèse de doctorat, traitant d’un thème situé au cœur des contradictions de la planification territoriale en économie de marché : le zonage réglementaire qui a pour effet de diminuer la valeur de certains terrains, au nom de l’intérêt général, doit-il ouvrir droit à des compensations ?

La question de l’indemnisation des servitudes d’environnement est au cœur du conflit que l’on postule classiquement entre droit de propriété et droit de la protection de l’environnement.

Ce conflit ne tient pas tellement à un prétendu caractère “environnementalicide” du droit de propriété. Au contraire, il a été montré à plusieurs reprises que ce droit est susceptible d’assumer une fonction écologique 1. Ce conflit résulte plutôt de l’absence en droit civil des biens de mécanismes adéquats pour répondre aux exigences particulières d’une gestion du patrimoine naturel ; absence d’où est née la nécessité de développer un réseau de charges publiques prenant appui sur la propriété, et entraînant ainsi que le remarqué MM. Collard-Dutilleul et Romi, “un changement radical de perspective quant à l’exercice de ses prérogatives2”.

L’argument souvent avancé pour stigmatiser le caractère environnementalement nocif du droit de propriété est tiré du droit absolu que ménage l’article 544 du code civil au propriétaire de disposer du bien et donc de le polluer voire de le détruire3.

Mais l’idée est de portée limitée dans la mesure où ce droit de disposer est encadré dans les limites des dommages causés à autrui, de l’abus de droit et des prohibitions édictées “par les lois ou par les règlements” (article 544 in fine) 4.

Au contraire, l’exemple classique de la Tragédie des biens communs ; l’épisode de l’Amoco-Cadis où les juges américains ont refusé d’indemniser les dommages causés au milieu marin en raison du statut juridique de celui-ci, ont montré suffisamment combien il est difficile d’organiser la protection de choses livrées au statut de res nullius ou de res communis, alors qu’au contraire, l’appropriation des biens d’environnement permet d’asseoir leur protection sur des fondements indiscutables5.

Mieux encore, le droit de propriété peut assumer au service de la protection de l’environnement une fonction sociale se décomposant en deux éléments : elle est le support d’une protection contre les atteintes venant des tiers, à travers la théorie jurisprudentielle de la responsabilité pour inconvénients anormaux de voisinage, d’une part ; d’autre part, parce qu’elle apparaît comme “le procédé de droit commun permettant d’assurer la gestion de l’espace naturel6“, comme le montre l’exemple de la montagne où la désertification et le recul de l’exploitation pastorale sont plus dommageable pour les espaces naturels que d’éventuelles atteintes liées à l’activité humaine.

En fait, la contrariété du droit de l’environnement au droit de propriété vient plutôt de ce que les caractères indivisibles et nécessairement relationnels de toute gestion du patrimoine naturel exigent coordination et concertation des propriétaires entre eux, et avec les usagers, alors que par ailleurs, aucun mécanisme de droit privé ne permet de sanctionner la complémentarité des fonds au regards du milieu naturel, en établissant entre eux des liens permanents7.

Ainsi peut-on se demander” comment à la fois garantir l’effectivité et la permanence de la gestion de l’espace (réalisée dans le cadre de la propriété privée) (…) et faire en sorte que cette gestion se fasse en conformité avec les objectifs des politiques de l’environnement, alors que telle ne constitue pas la motivation première du droit de propriété8”.

En l’absence de toute autre solution, la réponse à une telle question passe par l’organisation de cette gestion par la puissance publique, et le développement de restrictions administratives au droit de propriété prises dans un but d’utilité publique.

Ces restrictions sont le plus souvent qualifiées de servitudes par le législateur, par extension de l’article 649 reconnaissant l’existence, à côté des services fonciers, de ”servitudes établies par la loi et ayant pour objet l’utilité publique ou communale“.

Une question très débattue en doctrine a été celle de leur nature juridique, la doctrine civiliste, longtemps dominante en la matière, leur déniant le caractère de servitude. Ces restrictions, en effet, ne font naître la plupart du temps aucun droit réel en l’absence de fond dominant. Ainsi ces auteurs ne voyaient-ils dans la qualification législative qu’une fantaisie terminologique cachant mal la diversité d’un ensemble constitué de mesures de police hétérogènes.

La doctrine administrative a cependant pris le relais de la réflexion civiliste en la matière en développant la thèse du caractère sui generis des servitudes administratives, distinctes à la fois des servitudes de droit privé par le caractère accessoire de la présence d’un fond dominant ; et des simples mesures de police par le caractère réel (proter rem) des obligations imposées au propriétaire à raison de l’élévation et de l’emplacement de son fond, comme a pu le confirmer par la suite le conseil constitutionnel9- à quoi la doctrine administrative ajoute la valeur patrimoniale du fond10.

C’est par M. Subra de Bieusse qu’a été posé le dernier jalon de la réflexion.

Refusant l’opposition établi par M. Auby dans le fascicule du jurisclasseur administratif, l’auteur démontre en effet que service foncier du code civil et obligations réelles du droit administratif, ne sont pas des catégories juridiques hétérogènes mais deux espèces d’un même genre, toutes deux s’analysant comme un “transfert d’utilité découlant d’une semblable obligation réelle d’un propriétaire servant11”.

La doctrine ne s’est pas contentée de déterminer la notion de servitude administrative répondant à la qualification si fréquemment utilisée par le législateur, elle s’est également employée à subsumer sous un même concept l’ensemble des restrictions administratives à caractère réel instituées dans un but de protection de l’environnement, en faisant de cette finalité commune l’élément matériel de sa définition. Les servitudes d’environnement, construction doctrinale jamais consacrée ni même mentionnée par le législateur, regroupent ainsi des restrictions poursuivant des finalités aussi diverses que celles de protection des milieux naturels, ressources naturelles, faune et flore ; protection du patrimoine naturel et culturel ; protection de la santé publique et lutte contre les pollutions, nuisances et risques.

A l’évidence, il s’agit d’une notion transversale et dépourvue de toute portée juridique, regroupant à la fois des servitudes d’urbanisme, des servitudes domaniales, et des servitudes d’utilité publique, obéissant chacune à des régimes juridiques hétérogènes pour ne pas dire éclatés.

Mais au-delà de ces débats doctrinaux, il n’en est pas moins avéré que le réseaux de charges publiques dont ces servitudes enserrent la propriété privée constituent la véritable source de conflit entre droit de la propriété privée et droit de l’environnement, tant elles “ réduis(ent )l’usage que (le propriétaire peut faire de sa propriété, amput(ent ) son droit d’en recueillir les fruits et attei(gnent) parfois le droit d’en disposer librement12”. La question de l’indemnisation des servitudes d’environnement pose à chaque fois le problème de savoir à qui imputer les coûts générés par la politique d’environnement, de la collectivité ou des propriétaires. Il est évident que de la réponse apportée à cette question dépend la facilité avec laquelle l’administration va pouvoir imposer ces restrictions aux propriétaires.

D’une manière générale, le législateur n’a jamais adopté de position de principe quant à l’indemnisation du préjudice résultant de l’institution des servitudes administratives. Le projet d’une loi générale sur les servitudes administratives, analogue à celle sur l’expropriation, envisagé un moment par le parlement en 1919, a été abandonné.

Les auteurs s’accordent pour estimer qu’en la matière ont surtout prévalu des solutions d’opportunité, sans qu’il soit possible de repérer “une idée directrice qui s’affirmât comme la clef d’un système ou l’amorce d’une théorie générale13”. Cette diversité des solutions indemnitaires, en première analyse, est particulièrement saillante en matière de servitude d’environnement où elle est mise en lumière par le caractère transversal de la notion. Procédé auquel ont systématiquement recours les textes en matière d’environnement, “la servitude propose une réponse ponctuelle à un problème donné “ et c’est souvent la démarche adoptée par le législateur, qu’à un problème donné doit correspondre une servitude14.

On pourrait ainsi être tenté de croire que n’intervienne en matière d’indemnisation que des solutions d’opportunité.

Et pourtant, s’il est vrai que, comme le remarque M. Subra de Bieusse, la finalité d’utilité publique poursuivie par les servitudes administratives, a un impact décisif sur leur régime, l’on est tenté par analogie de se demander s’il ne serait pas possible, en dépit du caractère transversal de cette notion, de ramener l’ensemble des règles d’indemnisation applicables en l’espèce à un principe commun à partir duquel définir un régime cohérent et original.

Un tel résultat, s’il était obtenu, permettrait d’inférer la promotion progressive de la notion de servitude d’environnement au rang de catégorie juridique autonome, et l’attribution par le droit des servitudes d’effet juridiques propres à la finalité de protection et de gestion de l’environnement.

Une telle recherche a d’autant plus d’importance que ainsi que le remarque M. de Malafosse, “Le droit positif n’est pas seulement fait de textes législatifs et réglementaires qu’il n’y a qu’à appliquer, il repose sur des principes qui permettent de les interpréter. Ces principes guident l’évolution du droit ou, à tout le moins en facilitent la compréhension15”.

C’est pourquoi, à défaut de pouvoir dégager le droit en vigueur de ses incertitudes (I), il est utile de s’astreindre à la recherche d’une solution générale (II).

1 J. de Malafosse, La propriété, gardienne de la nature, Mélanges Flour, 1979

2 François Collard-Dutilleul ; Raphaël Romi, “Propriété privée et protection de l’environnement” A.J.D.A., 20 septembre 1994, p.571

3 Martine Rémond-gouilloud, Du droit de détruire, essai sur le droit de l’environnement, P.U.F., 1989

4 Collard-Dutilleul, Romi, op. cit., p.571

5 Y. Jégouzo, Propriété et environnement, Répertoire Dérénois,1994, 1° partie, p.449

6 Y. Jégouzo, op. cit., p.452]]

7 Jehan de Malafosse, La gestion du patrimoine naturel, Jurisclasseur environnement, fascicule 302]]

8 Y. Jégouzo, op.cit., p.453

9 Cons. Constit., décision du 13 décembre 1985, Amendement tour Eiffel

10 Roger Pollet, Juriclasseur administratif, fascicule 390

11 P. Subra de Bieusse, “Les servitudes administratives” , éd. Berger-Levrault , 1979, p.356

12 Fr. Collard-Dutilleul & R. Romi, op. cit., p.571

13 Yann Tanguy, “Servitudes en réseaux et propriété fluide” , in la propriété, un droit inviolable et sacré, p.206

14 Véronique Inserguet-Brisset, Propriété publique et environnement, LG.D.J., 1994,p.95

15 J. de Malafosse, op.cit.

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