Maîtriser la vitesse et l’espace

2011

Cette fiche retranscrit un débat sur le thème de la mobilité et de la maîtrise de l’espace entre Philippe Mühlstein, Benjamin Dessus, Marc Wiel, Hervé Kempf et Frabrice Flipo

Benjamin Dessus

A l’issue de ce numéro commun de LEF et des Cahiers de Global chance, il nous a paru intéressant de débattre de deux questions soulevées par plusieurs des auteurs, celles de la limitation des vitesses et celle de la maîtrise de l’espace, deux questions qui semblent déterminantes pour l’évolution des transports, de leur consommation et de leurs émissions. Commençons par la vitesse si vous le voulez bien. Comment faire accepter une maîtrise des vitesses alors que nous semblons avoir un goût inné pour la vitesse ?

Marc Wiel

Plutôt qu’un désir de vitesse, nous avons une horreur de l’attente, de l’imprévisibilité, des contretemps. Et donc je pense qu’il y a un troc possible. Ce qu’on peut perdre en vitesse, on peut le gagner en prévisibilité, en organisation de l’espace qui économise des déplacements. La question est donc de sortir d’un mode d’appréhension de ces questions où tout encombrement est ressenti comme une défaillance du système, comme une agression, comme une duperie exercée par la collectivité, qui ne peut se résoudre qu’à condition de dissoudre les bouchons, les encombrements, non seulement pour restaurer le temps, mais pour en gagner, car on résume les finalités du déplacement au déplacement lui-même alors que le déplacement a une autre fonction. Partir de l’idée que la finalité du transport n’est qu’exceptionnellement seulement dans le transport est essentiel pour imaginer les trocs possibles.

Benjamin Dessus

Je garde cependant le sentiment qu’il y a quelque chose d’inné ou, si c’est culturel, d’une longue tradition de goût irrépressible pour la vitesse au niveau du genre humain, pour le plaisir et l’impression de puissance qu’elle donne.

Fabrice Flipo

C’est vrai que l’émulation, la volonté d’aller plus vite que son voisin, etc., sont ancrées depuis longtemps dans nos sociétés, mais en même temps les règles du jeu dans lesquelles nous jouons actuellement datent du dix-neuvième siècle, elles ne sont pas universelles. Avec l’idée des rendements croissants qui suppose de gagner du temps pour produire plus dans un mouvement toujours accéléré des matières, du capital, du travail et de l’énergie, elles conduisent à une conception d’un temps accumulable à partir de petits morceaux dans la division du travail. Et la diminution de chacun de ces temps et, parmi eux, de ceux de transport, devient essentielle aux gains de productivité recherchés. Et autant on pourra arriver à maîtriser la relocalisation dans certains cas, par exemple en favorisant la proximité par des politiques foncières ou fiscales adéquates, autant on peut se poser des questions sur les conséquences en termes de pertes éventuelles de productivité et donc de baisse du pouvoir d’achat qui risquent d’en résulter.

Je pense d’autre part que ce n’est pas tant la griserie de la glisse qui sert de support à notre désir de vitesse que la fascination pour la technique (les fusées, la conquête de l’espace) sans qu’on se rende compte que ce désir de vitesse ne pourra être assouvi que par une infime minorité, du fait des ressources disponibles. Il suffit de lire les spéculations sur la conquête de l’espace par l’homme pour se rendre compte de la duperie qui consiste à faire croire que cela concernera la majorité des humains. Je me souviens de trois dessins publiés par le quotidien français Le Monde et caractéristiques de cette croyance dans la technique : une terre verte où l’homme se déplace à pied, une terre marron où l’homme commence à se déplacer en voiture, et, quand la terre devient noire, une grosse fusée qui emmène l’humanité sur une autre planète.

Philippe Mühlstein

Je partage ce point de vue sur la notion de vitesse en insistant plus sur la construction socio-culturelle du désir de vitesse que sur une réelle pulsion innée de l’homme. On est aujourd’hui, tout au moins dans les pays du Nord, devant une offre très abondante et très diversifiée de transports. L’image très positive de la vitesse synonyme de liberté et de progrès qui est véhiculée est profondément intégrée et nous conduit à lier la vitesse de nos déplacements à notre statut dans la société : « si je ne vais pas vite, je suis un pauvre type ». C’est de cette construction culturelle et sociale de deux siècles de motorisation qu’il est nécessaire de se dégager, au moins partiellement, ce qui n’est évidemment pas facile. Je pense pourtant que la prise de conscience de la crise environnementale est de nature à nous aider dans la réhabilitation d’une certaine lenteur.

Fabrice Flipo

À ce propos, je voudrais insister sur la révolution de la motorisation du dix-neuvième siècle. En permettant des vitesses jusque-là insoupçonnées, la motorisation des transports a bouleversé les exigences en termes d’infrastructures : il a fallu socialiser ces vitesses, qui ne pouvaient être atteintes qu’avec des machines lourdes et dangereuses, et donc spécialiser des espaces, avec des trottoirs, des rails, des carrefours etc.

Marc Weil

Pour moi, la vitesse est profondément liée au concept de modernité. Et si l’on caractérise notre civilisation par le terme de modernité, alors la vitesse y apparaît comme centrale. La remise en cause de la vitesse heurte donc très profondément tout un système de valeurs tel qu’il s’est progressivement construit depuis plusieurs siècles. En particulier, il devient nécessaire de retourner la formulation de la question que l’on problématise spontanément à partir de soi, du déplacement individuel (je gagne du temps et c’est toujours bon), alors que, pour arriver à un usage sélectif et raisonné de la vitesse, il faut avoir une appréciation des conséquences de cette vitesse en termes collectifs.

On s’aperçoit en effet que la vitesse a pour fonction de mettre en concurrence des territoires et des entreprises. Quand la vitesse permet d’aller loin, on met en concurrence des territoires pour les loisirs, mais on peut aussi délocaliser les entreprises. Quand on va vite dans une ville, on peut choisir son quartier, on met donc en concurrence des habitats. La question de la maîtrise des vitesses n’est qu’une manifestation de la recherche de maîtrise des concurrences. Mais cette concurrence s’exerce sur des marchés qui sont tous distincts, ce qui impose de traiter la question de la vitesse en tenant compte de la diversité de ces marchés.

Benjamin Dessus

Mais dans notre relation moderne à la vitesse n’y a-t-il pas aussi l’idée que le temps de transport n’a pas de valeur en soi, est du temps perdu, d’où la nécessité de l’économiser ?

Marc Wiel

Il faut bien prendre conscience à ce propos que ce temps qu’on « gagne » ne reste pas longtemps du temps gagné puisque qu’on passe autant de temps à se déplacer sans faire plus de déplacement. La ville se transforme, se réadapte, et cette adaptation annule le temps « gagné ». Ce gain se transforme en autre chose, de l’espace, de la productivité, une meilleure position dans la compétition pour l’espace, etc.

Hervé Kempf

Cette histoire de temps perdu dépend aussi des modes et des temps de transports. Quand on prend le train pour trois ou quatre heures, en TGV (1) par exemple, bien loin d’être un temps perdu, ce temps peut souvent au contraire être mis à profit pour lire ou écrire des documents dans la tranquillité. C’est complètement différent pour un avion sur des distances comparables car l’émiettement du temps en attentes diverses et trajet rend le temps totalement inutilisable. Cela l’est aussi par rapport au même trajet en voiture, pourtant plus long, mais qui procure dans la plupart des cas la même impression de temps perdu. Cela veut bien dire que l’argument de la vitesse « gain de temps » doit être confronté à une question subsidiaire, celle de la qualité du temps passé dans le moyen de transport.

Philippe Mülhlstein

À ce propos, on voit bien que le TGV devient pour beaucoup un véritable bureau qui permet d’assurer la continuité du travail sans rupture ni pause. De ce point de vue, le TGV est très rentable puisqu’il permet à l’entreprise de continuer à faire travailler ses employés pendant les temps de trajets. En fait, dans le cas du TGV, le voyageur a gagné du temps, mais d’abord pour son patron. Il atteint son lieu de travail plus vite et peut donc y consacrer plus de temps et, de plus, son trajet est aussi valorisé sous forme de travail. Finalement dans ce cas, la vitesse permet d’augmenter le temps de travail ! Elle peut donc, au contraire de ce que l’on nous dit, devenir parfois un outil de domination supplémentaire.

Hervé Kempff

Je voudrais ajouter un point qui me paraît important et m’interroger sur la question : la vitesse oui mais pour qui ? Pour aller de Paris en Lozère (2) aujourd’hui deux solutions : une en quatre heures trente avec le TGV jusqu’à Lyon et un TER (3), ou l’ancienne ligne en 6 heures trente. Le problème c’est que la solution rapide coûte près du double. C’est la même chose pour Paris Strasbourg. La vitesse crée donc une discrimination économique et sociale.

Benjamin Dessus

Venons-en maintenant à la maîtrise de l’espace, en gardant toujours en tête les conséquences sociales de cette maîtrise de l’espace.

Marc Wiel

Sur la ville, on constate une grande constance du nombre de déplacements, mais un allongement continu assorti d’un accroissement de vitesse de ces déplacements. Plus loin, plus vite, ne procure pas de gains dans le temps. Et là, cela dépend de la nature des déplacements. Pour acheter une savonnette il y a plusieurs endroits possibles. Mais chaque fois qu’on améliore la possibilité d’accéder économiquement à cette savonnette, elle glisse un peu plus loin pour se concentrer dans un endroit où toutes les savonnettes se retrouvent, l’hypermarché régional par exemple. L’acheteur n’a rien perdu en temps, mais le vendeur a gagné en productivité. Il faut donc trouver dans ce cas un équilibre pour que le marchand de savonnettes ne perde pas trop d’argent sans que ce soit au détriment d’une augmentation des émissions de CO2 et des consommations de pétrole. Il y a donc un équilibre nouveau à trouver pour que les services de proximité ne se concentrent pas non plus systématiquement.

En fait, on n’a plus de commerces de quartier que dans des zones très denses et où les déplacements sont lents. Si on veut en faire autant dans des villes moyennes, il faut changer de politique d’urbanisme, en mettant l’accent sur la politique foncière, ce que ces villes ne font en général pas aujourd’hui. Elles mettent la priorité sur l’emploi et considèrent pour la plupart, sauf là où c’est suffisamment dense, que la domination de la voiture est devenue inévitable. Les collectivités disent qu’il faudrait investir dans l’urbanisme pour créer des pôles de proximité dignes de ce nom, et de la mixité sociale, mais c’est pour l’instant encore le plus souvent incantatoire. Elles ne s’en sortiront pas seules.

Benjamin Dessus

Mais est ce que c’est une condition suffisante ? Ne faut-il pas aussi contraindre la vitesse en la taxant par exemple ?

Marc Wiel

Oui, vous avez raison. Il ne faut pas trop de vitesse non plus pour aller à son travail car quelqu’un d’autre, généralement plus riche, va s’installer à votre place au voisinage de l’emploi occupé, accélérant ainsi la ségrégation sociale. Ou bien les employeurs en profiteront pour concentrer un peu plus les emplois. Le marché de l’habitat dans les grandes villes devient plus tendu, plus cher, plus spéculatif, parce que l’on veut des villes à la fois plus denses et des transports plus rapides, en pensant toujours que tout restera égal par ailleurs.

Mais rien, précisément, ne reste égal par ailleurs. Et c’est vrai pour la voiture comme pour un RER (4) par exemple qui peut provoquer le même genre d’effet pervers. Il faut donc essayer de hiérarchiser l’usage de la vitesse à l’utilité du déplacement. Nous avons du mal à l’admettre car nous nous enfermons dans une approche individuelle qui ignore des dynamiques urbaines impulsées par la mobilité plus facile, lesquelles réclament des régulations appropriées compatibles avec la politique des déplacements souhaitée.

Benjamin Dessus

Est ce que ce raisonnement s’applique uniquement aux pays riches ou aussi dans les pays en développement ?

Marc Wiel

Ce n’est pas sûr. Nous sommes dans nos pays dans un processus de différenciation social gigantesque. Il y a 50 ou 100 ans nous étions plus dans la situation qu’on peut retrouver aujourd’hui dans une ville comme Dakar en termes de structure sociale. Aujourd’hui nous sommes dans un raffinement des positionnements sociaux qui rend majeur l’enjeu de localisation dans l’espace. La société fonctionne à plein sur la différenciation sociale. Ce que nous pensons fondamental à notre épanouissement personnel peut aussi s’avérer le plus dangereux collectivement.

Benjamin Dessus

Cela nous ramène aux questions que soulève Hervé Kempf dans son livre « Comment les riches détruisent la planète » où il montre bien l’influence des plus riches sur les comportements de l’ensemble de la société.

Hervé Kempf

C’est vrai que l’extension urbaine structurée par les transports est très largement déterminée par les phénomènes d’inégalité sociale. Aux centre-villes des pays riches, la gentry, à la ceinture de la ville intra-muros, les cadres supérieurs les cadres moyens et petits bourgeois en périphérie immédiate, les classes les moins favorisées au-delà de la première couronne. D’où la rurbanisation qui rend très difficile la mise en service de transports collectifs du fait des faibles densités. Sans une redistribution des revenus, on ne parviendra pas à redensifier les villes tout en assurant la mixité sociale. La récupération des revenus qui découlent de la spéculation foncière sur les centre ville pour les réaffecter aux investissements indispensables me semble une nécessité incontournable. Aujourd’hui, dans Paris par exemple, il y a beaucoup de logements vides qui sont la propriété de traders londoniens ou d’étrangers fortunés qui sont occupés un week-end par mois, au mieux, et participent ainsi par la pénurie de logements à la spéculation immobilière.

Benjamin Dessus

Parlons maintenant du transport des marchandises qu’on n’a pas abordé avec tout le problème du libre-échange généralisé et des délocalisations.

Philippe Mülhlstein

Sur ce point, je trouve que la formule employée par Marc Wiel « la vitesse a pour fonction de mettre en concurrence », qu’il appliquait aux territoires ou à l’habitat est parfaitement adaptée dans le domaine industriel. L’économie capitaliste contemporaine, dans sa version néolibérale, s’appuie sur le libre échange : il faut que les marchandises puissent se déplacer partout sans barrière, mais à l’autre bout de la chaîne, cela se traduit par la mise en concurrence de la main-d’œuvre au niveau mondial et donc aux délocalisations des productions. Et ce processus est sans fin : il touche les pays du Maghreb avec la délocalisation du textile en Asie et même aujourd’hui la Chine. On voit bien que cette possibilité infinie de se déplacer qui a bouleversé l’organisation économique dans nos pays, avec le juste à temps, les flux tendus etc., n’est possible que parce que le coût du transport reste minime et permet de scinder le processus de production en autant d’opérations que l’on veut pour aller localiser les différents maillons dans les territoires les plus concurrentiels. C’est ainsi qu’un pot de yaourt peut faire 9 000 km avant d’être consommé ou un jean 30 000 km avant d’être porté, avec les conséquences que cela entraîne en termes de consommation énergétique et d’émissions de gaz à effet de serre.

Pour y remédier et maîtriser l’espace, la fiscalité pourrait être un moyen, par exemple en taxant les marchandises aux km qu’elles ont parcourus, même si je suis conscient des divers problèmes d’organisation et d’équité que cela peut soulever. Je pense aussi que la suppression totale des barrières douanières prônée par le FMI est une erreur grave. Elle a conduit les pays à focaliser leur production sur des produits d’exportation, à abandonner les cultures vivrières et à concentrer la population en ville dans de gigantesques bidonvilles. Et puis, au niveau individuel, il me semble nécessaire de reposer la question de la nécessité d’accès constant à tous les produits toute l’année (comme les fraises ou les haricots verts). Ce ne sera pas simple vu notre modèle culturel. Je suis marqué par le message que martelait, il y a quelques dizaines d’années, la corporation des transports routiers qui, se sentant mal-aimée, proclamait le slogan « je roule pour vous ». Mais en fait c’est aussi contre nous puisqu’ils participaient au massacre de la nature et au réchauffement climatique et c’est aussi pour cela que nous perdons nos emplois.

Fabrice Flipo

À ce propos un commentaire. La difficulté est que cette mise en concurrence bénéficie à beaucoup de gens. C’est cela aussi qui fait baisser le coût des produits et c’est pour cela qu’on peut se procurer ces produits à bas prix. Cela veut dire qu’une partie de la société, même si ce n’en est qu’une partie, bénéficie de cette concurrence. Relocaliser, cela veut donc dire aussi accepter de produire plus cher, et donc une baisse du niveau de vie. Autant dans l’agriculture on y voit à peu près clair sur les vertus de la proximité producteurs-consommateurs, autant pour une série de produits industriels, cela l’est beaucoup moins. S’il s’agit de relocaliser les technologies de l’information, la fabrication des TGV ou des avions, très vite on arrive à des choix qui remettent en cause notre vision d’un progrès technique qui n’arrête pas de nous apporter de nouveaux joujoux qui deviennent vite indispensables.

Je pense par exemple aux réservations ou aux impôts en ligne sur Internet qui finissent par imposer l’ordinateur et la ligne Internet à haut débit. Il y a une certaine irréversibilité dans l’organisation sociale qui fait que plus on attend plus cela va devenir difficile de revenir en arrière.

Le thème de l’ouverture et de la liberté associée à la concurrence mérite aussi qu’on s’y arrête un instant. J’ai le droit de choisir où je veux habiter, j’ai la liberté de circuler où je veux et quand je veux etc., mais cette liberté associée à la concurrence fait l’impasse complète sur les inégalités actuelles en proposant une vision idyllique d’un progrès technique salvateur susceptible de rendre ces libertés de choix accessibles à tous. Il me paraît donc indispensable de déboulonner cette idée que la technique va à terme résoudre ce type de contradiction pour remettre au centre du débat la notion de partage et de redistribution. Il faut aussi montrer que la relocalisation n’est pas une fermeture, n’est pas antinomique de l’échange et du « doux commerce », au sens de Montesquieu, mais qu’elle suppose simplement le ralentissement des vitesses pour privilégier la proximité des échanges.

Hervé Kempf

On a souvent un peu tendance à raisonner noir et blanc, on -off. La relocalisation ne veut pas dire que tout va être relocalisé. Si Alsthom et Bombardier sont les deux meilleurs fabricants de wagons au monde, on gardera des usines au Canada et en France de ces deux entreprises. Ce n’est pas parce qu’on constate des excès du libre-échange qu’il faut revenir au point zéro et retourner à l’autarcie villageoise. C’est donc un nouvel équilibre qu’il est question de mettre en place. C’est le cas pour les produits agricoles qui sont un enjeu de relocalisation important y compris en termes d’emploi, non seulement dans les pays en développement mais aussi dans les pays développés. Il y a là un mouvement très fort de la société dans ce domaine avec les Bios, les AMAP (5) etc. qu’il est très important d’accompagner par des politiques publiques volontaristes plutôt que de continuer à favoriser l’agrobusiness. Mais, là encore, avec une exigence de redistribution des revenus. La concurrence et l’ouverture oui, le libre-échange oui, mais au profit de qui ?

Marc Wiel

Moi je vois trois leviers complémentaires d’action : réduire les vitesses, fiscaliser et/ou réglementer les déplacements, fiscaliser et/ou réglementer les localisations. La vraie question étant de savoir comment moduler chacun de ces trois leviers et les combiner. Mais c’est un changement de culture assez gigantesque, car il s’agit de trouver le mode d’encadrement adapté à chaque situation de concurrence sur les différents marchés que nous avons évoqués plus haut (territoires, habitats, biens et services, etc.). Nos institutions territoriales n’ont pas été pensées pour cela. Puis, surtout, utiliser le produit de ces fiscalités pour réinvestir dans les mêmes secteurs et remédier aux inconvénients refusés.

Fabrice Flipo

J’y ajouterai volontiers les suggestions de Gabriel Dupuy dans son livre « La dépendance automobile » avec les trois moyens qu’il propose pour réduire cette dépendance : réduire les places de parking, investir dans le réseau secondaire plutôt que dans les autoroutes et élargir les voies et la priorité des voies non automobiles.

Philippe Mühlstein

Je voudrais encore souligner un point qui me paraît important, celui de l’irréversibilité en matière de transports, avec le constat suivant : plus la vitesse que l’infrastructure de transports permet est importante, plus son irréversibilité est forte. Une ligne TGV ou une autoroute sont construits pour 60 ou 100 ans, un sentier pour dix ans. Il faut donc se poser la question de l’influence de ces infrastructures à long terme sur une série de paramètres directement liés au transport (consommation, émissions, etc.) mais aussi sur l’organisation et l’aménagement des territoires.

Fabrice Flipo

J’aimerais encore citer un point qui touche aux libertés et évoquer les questions que soulèvent les nouvelles technologies d’information et de communication proposées pour améliorer la gestion des trafi cs et optimiser leurs écoulements, avec des systèmes de surveillance qui permettent cette optimisation en temps réel, mais sont un outil majeur de fichage des individus. Ces outils, utilisés à l’insu du public, peuvent se révéler totalement antinomiques avec la liberté revendiquée comme consubstantielle de l’exercice du « droit à la mobilité »

Marc Wiel

Je voudrais en conclusion citer les autoroutes apaisées de Grenoble comme exemple des compromis à inventer. Confrontées à des embouteillages journaliers, les collectivités locales avaient le choix entre faire de nouvelles voies, gérer par les bouchons ou trouver de nouveaux moyens de régulation. Ils ont d’abord proposé de diminuer la vitesse, y compris en heures creuses, et de permettre aux heures de pointe l’accès de la voie d’urgence à des véhicules prioritaires, bus taxis, etc.. L’idée est donc de faire évoluer l’exploitation de l’infrastructure existante avec une diminution générale des vitesses, mais aussi une segmentation de ces vitesses en fonction de l’utilité sociale des usages. Je pense que c’est un enjeu aussi important pour les urbanistes dans les 20 ans qui viennent que celui de la promotion des transports collectifs.

Sources

Table ronde avec :

  • Fabrice Flipo (Philosophe, maître de conférence à TELECOM & Management Sud Paris, membre du groupe de recherche ETOS)

  • Hervé Kempf (Journaliste, auteur de « Pour sauver la planète, sortez du capitalisme », Seuil-2009)

  • Philippe Mühlstein (Membre du Conseil scientifique d’Attac-France)

  • Marc Wiel (Urbaniste, auteur de « Ville et mobilité, un couple infernal, L’aube-2005)

  • Animée par Benjamin Dessus (Global Chance)

Dossier de Global Chance : Vers la sortie de route ? Les transports face aux défis de l’énergie et du climat