Contrepoint politique : droit commun universalisable et gouvernance

Extrait du chapitre de P. Calame dans l’ouvrage « Sur les chemins d’un jus commune universalisable »

Pierre Calame, April 2021

Historiquement, il a existé dans les différentes sphères d’influence de grandes civilisations et empires, des pratiques de Jus commune, entendu comme un processus d’harmonisation qui rapproche des systèmes de droit sans les fusionner. A l’heure de la mondialisation, alors que les risques sont planétaires et les enjeux dépassent les frontières nationales, la (ré)émergence d’un droit commun semble être à l’oeuvre.

Cet ouvrage identifie dans différents espaces normatifs et traditions juridiques des fragments de droit commun dans des domaines comme ceux de la santé, de l’environnement ou des migrations entre autres. Le croisement d’approches historiques et contemporaines plurielles permet d’esquisser les conditions d’un Jus commune universalisable.

Dans ce chapitre, Pierre Calame aborde les hypothèses fondatrices d’un droit commun universalisable.

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La construction d’un droit commun universalisable est à la fois indispensable et possible.

Indispensable parce que la mondialisation, c’est à dire les interdépendances entre les sociétés et entre l’humanité et la biosphère sont maintenant irréversibles, créant de fait une communauté de destin : or les biens communs mondiaux aujourd’hui ne font l’objet d’aucune régulation à la hauteur des nécessités, comme l’illustre le climat. Mais le monde est aujourd’hui multipolaire. Le temps n’est plus, comme au lendemain de la seconde guerre mondiale, où l’Occident pouvait considérer ses valeurs et ses institutions comme des modèles universels.

Indispensable, ce droit commun universalisable est aussi possible et c’est le premier apport, majeur, de notre travail collectif : on peut mettre en évidence dans les différents modèles juridiques et les différents modèles de gouvernance un certain nombre de principes communs fondant une approche globale mais non impérialiste.

Seconde découverte de notre travail, le droit, en tant que discipline autonome, n’a rien d’universel et d’éternel, pas plus d’ailleurs que notre vision de l’État, de la communauté nationale ou de la démocratie. Le droit est une des facettes de la gouvernance, qui est l’art de gérer les sociétés et d’en garantir la pérennité en assurant leur cohésion interne, en les protégeant contre des agressions extérieures, en maintenant un équilibre à long terme entre la société et son environnement naturel, aujourd’hui entre l’humanité et la biosphère. Ce qui fonde à travers le temps et l’espace, la légitimité d’exercice du pouvoir, c’est sa capacité à prendre en charge efficacement ces trois impératifs dans un esprit de justice.

Les défis auxquels sont confrontés les sociétés évoluent avec le temps. Le propre de la gouvernance est de devoir satisfaire à deux impératifs en apparence contradictoires : constituer par sa stabilité le socle de la société ; s’adapter à des défis d’une nature ou d’une ampleur nouvelle. Comme l’illustre l’évolution du droit lui-même, ces deux impératifs sont conciliables à condition de remonter des règles, conçues pour répondre à des défis déjà connus, à l’esprit des règles, puis d’appliquer l’esprit des règles à ces défis nouveaux. Qu’il s’agisse de la gouvernance en général ou du droit en particulier, l’exercice est le même : rechercher par une démarche comparative dans le temps et dans l’espace les invariants, dont les formes concrètes que nous connaissons ne sont qu’une traduction localisée dans le temps et l’espace , puis rechercher l’application de ces invariants aux défis nouveaux.

Si les systèmes juridiques que nous connaissons ne sont qu’une traduction localisée de principes généraux de gouvernance, c’est à l’échelle de la gouvernance elle-même qu’il faut identifier ces invariants pour en faire le fondement de l’invention de régulations à l’échelle mondiale, dont le droit commun à concevoir.

Au cours des dernières décennies j’ai appliqué ma réflexion à la recherche des invariants de la gouvernance. C’est cette réflexion que je propose d’appliquer à l’invention d’une gouvernance mondiale et d’un droit commun. J’ai retenu pour cela les invariants suivants :la gouvernance implique l’existence ou l’émergence d’une communauté ; la gouvernance doit refléter les valeurs fondatrices de la société ; elle doit pour être légitime démontrer sa capacité effective à assumer les trois objectifs de pérennité; elle doit concilier au mieux unité et diversité.

La gouvernance implique l’émergence d’une communauté, en l’occurence d’une communauté mondiale de destin, là où l’histoire nous a conduit à faire comme si les « communautés naturelles » sont les communautés nationales, dont l’État est à la fois le gardien et l’incarnation. C’est pourquoi Georges Berthoin, ancien directeur de cabinet de Jean Monnet, qualifie l’ONU de « syndicat des gouvernants ». Ce qui fait aussi que ce que nous appelons droit mondial aujourd’hui n’est en réalité un droit inter-national, régissant les relations entre les Etats.

L’absence de réelle communauté vécue est un véritable obstacle, même au niveau de l’Union Européenne : des institutions communes ne suffisent pas à créer la conscience d’une communauté de destin. Il faut donc dépasser les relations interétatiques pour mettre en place de véritables « processus instituants citoyens » impliquant une grande diversité d’acteurs découvrant ensemble la communauté de leurs destins et des défis à relever, que masque la confrontation entre « intérêts nationaux » divergents. Cette institution de la communauté est aujourd’hui possible en combinant démocratie délibérative et moyens modernes de communication. Régulations mondiales n’implique pas « gouvernement mondial » au sens où nous l’entendons à l’échelle nationale mais Constittution mondiale et système de régulations dont le droit commun est un pilier.

Communauté et valeurs communes sont les deux faces d’une même monnaie. Or l’anthropologie nous montre que c’est la responsabilité la valeur universelle : il y a communauté si et seulement si chacun de ses membres se sent comptable de l’impact de ses actes vis à vis de tous les autres membres, humains ou non humains, de la communauté. C’est donc sur la responsabilité que doit se fonder le futur droit commun. Elle est au coeur de tout système juridique mais avec une définition héritée de l’histoire qui en limite la portée.

Nous devons donc assumer une métamorphose de la responsabilité pour la mettre à l’échelle des nouvelles interdépendances, en en explorant les nouvelles modalités selon six dimensions, que j’ai décrites en détail dans le livre « Métamorphoses de la responsabilité et contrat social »1 : responsabilité objective (impact) ou subjective (intention) ; limitée ou illimitée dans le temps et dans l’espace; individuelle ou collective ; portant sur des impacts passés et certains ou futurs et en partie imprévisibles ; touchant seulement les autres êtres humains ou étendue à l’impact sur la biosphère ; définie par une obligation de moyens ou par une obligation de résultat. Il est facile de voir que pour chacune de ces six dimensions notre définition juridique de la responsabilité est proche du premier terme de l’alternative et que la responsabilité à concevoir et traduire dans le droit mondial est proche du second terme. C’est aujourd’hui notre définition limitée de la responsabilité des acteurs et l’insistance mise sur les droits plutôt que sur les responsabilités qui fabrique au bout du compte une société mondiale … à irresponsabilité illimitée. La métamorphose conduit donc à fonder le droit commun sur un socle : la Déclaration universelle des responsabilités humaines. Avec l’Alliance pour des sociétés responsables et durables, j’en ai proposé une première esquisse 2. Elle devrait avoir la même portée que la Déclaration universelle des droits humains et bénéficier des modalités de mises en œuvre inventées depuis 1948 à propos des droits humains.

Pour concilier unité et diversité dans la mise en œuvre de ce droit mondial, il faudra s’appuyer sur les principes de la gouvernance à multi-niveaux et en particulier sur le principe de subsidarité active qui consiste à mutualiser les expériences pour en tirer des lignes directrices communes dont on définit ensuite la mise en œuvre au plus près de chaque contexte socio-professionnel ou géo-culturel .

1 « métamorphoses de la responsabilité et contrat social ». Pierre Calame. ECLM. Juin 2020

2 DURH : alliance-respons.net

To go further

  • Ouvrage  collective sous la direction de Camille Perruso, Kathia Martin-Chenut, Mireille Delmas-Marty»Sur les chemins d’un jus commune universalisable«  , Editeur : Mare & Martin ; Collection de l’Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne ; Parution : 08/04/2021