Nous sommes toujours-déjà vulnérables

Michel Lussault, 2014

Cet article propose de renverser le paradigme actuel de la vulnérabilité laquelle est « toujours-déjà » présente dans les structures spatiales et, partant, inévitable. Michel Lussault imagine de considérer la vulnérabilité non plus comme une fragilité à réduire et à éviter mais comme une composante inhérente aux systèmes territoriaux avec laquelle il faut composer pour innover et impulser une dynamique de changement vers des territoires durables. Ce changement de conception prend le contre-pied de l’injonction de la résilience, qui impose une nouvelle forme de responsabilité individuelle, pour réfléchir collectivement à la vulnérabilité et à son potentiel de changement des sociétés et des territoires, dans un objectif de justice spatiale.

Il existe aujourd’hui dans les sociétés urbaines développées une obsession du risque, qui conduit à une dramatisation des enjeux de politiques publiques et à une surenchère normative permanente — source de déception, puisque jamais on ne parvient ni au risque zéro, pur fantasme d’abstraction, ni même à une maîtrise parfaite des conséquences d’aléas dont la fréquence et la portée augmentent à mesure même que les conditions de l’habitation urbaine de la terre exposent de plus en plus d’individus à de plus en plus de risques.

Cette position procède de ce que j’appelle l’ingénierie de la puissance, qui entend protéger de tout par la maîtrise technique des risques et qui escamote, en vérité, un trait essentiel de chaque société : la fragilité — fragilité dont pourtant on peut penser qu’elle devient de plus en plus ressentie par tout un chacun. Une distorsion s’affirme entre, d’un côté, l’idéologie et la technologie de la prévention du risque, promues par les acteurs institutionnels et économiques (notamment ceux qui font de cela leur champ d’activité), et de l’autre le vécu et le ressenti des habitants. De cette distorsion procède un « air du temps » qui met en exergue la certitude de l’échec de toute prévention et même l’assurance de la catastrophe. Il existe d’ailleurs désormais, à l’échelle mondiale, une culture tabloïd de la peur, à laquelle tous les grands médias, ou peu s’en faut, et bon nombre d’intervenants politiques et sociaux, adhèrent. L’information devient support d’émotion, elle est traitée sous l’angle de l’alerte permanente, du drame toujours prêt à surgir ; tout fait divers est prétexte d’alarme, tout incident apporte son potentiel de menaces — et les œuvres de fiction contemporaines sont de bons symptômes et véhicules d’un tel imaginaire.

Comment sortir d’une telle dérive ? Par un renversement paradoxal de la problématique qui donne la possibilité d’inventer de nouvelles perspectives d’action collective. En effet, il me semble qu’on devrait poser l’assertion suivante : les espaces humains en général et urbains en particuliers, parce qu’ils sont des construits spatiaux complexes, des composés impurs et bricolés d’humanité, de société, de nature, dont l’organisation par les groupes sociaux requiert une énergie et des moyens colossaux, s’avèrent intrinsèquement « toujours-déjà » vulnérables. Il n’existe pas d’exemple dans l’histoire de l’anthropisation de la planète d’habitation humaine qui n’aurait pas été frappé du sceau de la fragilité ; d’ailleurs, cette même histoire abonde d’exemples de sociétés disparues, d’espaces détruits, de civilisations perdues — même si, il faut le souligner, on ne connaît que très mal, en général, les causes qui peuvent expliquer de tels phénomènes.

La chose n’est donc pas nouvelle mais, durant de nombreuses décennies, les enthousiasmes liés à la croissance économique et les certitudes prométhéennes qui accompagnaient le développement des nouvelles ingénieries urbaines ont occulté cette réalité élémentaire. Nouveau, en revanche, le fait que la vulnérabilité devienne, via la médiation de l’imaginaire catastrophiste contemporain, un enjeu cognitif, culturel, politique à toutes les échelles d’espaces et de temps. Nous entrons donc dans une ère marquée par la prégnance du principe de vulnérabilité généralisée. Il résulte bel et bien de la mondialisation, de ses caractéristiques fondamentales — en particulier l’urbanisation — il en constitue un fruit. Mais il s’avère aussi une de ses forces, stimule la mondialité (par les défis qu’il pose). Et, enfin, il désigne une possible menace pour l’entièreté et l’intégrité de ce Monde dont il procède. Jadis, on a pu connaître des contextes où un monde pouvait disparaître et disparaissait bel et bien ; aujourd’hui les conditions sont peut être réunies que le Monde puisse envisager sa fin — pas la fin de l’humanisation de la terre, mais de cette forme particulière et historique d’habitation que le Monde urbanisé représente.

L’habitation humaine est fragile, menacée en raison même de ce qu’elle est. Bien sûr, certaines formes contemporaines semblent plus sujettes à la catastrophe que d’autres, notamment celles qui se caractérisent par le rejet de toute sobriété et versent dans la démesure. Mais de plus pauvres et rudimentaires (et cela fut le cas durant la plus longue partie de l’humanisation) seraient tout aussi fragiles. De même que l’ingénierie de la prévention des risques se trompe en pensant surpasser le désastre possible par la puissance, de même les décroissants se fourvoient en présentant les habitats qui découleraient de l’application de leurs principes comme moins vulnérables. Ils le seraient tout autant, voire plus, mais différemment.

Affronter la vulnérabilité sans prétendre la supprimer permet d’en tirer quelques conséquences originales en termes de stratégies d’habitation humaine. En effet, la vulnérabilité des systèmes spatiaux, si elle les contraint, les met en danger, constitue pourtant aussi un indéniable ingrédient de la systémogenèse. En clair, elle est aussi constructrice que destructrice, aussi porteuse de solutions qu’elle fournit des occasions de dysfonctionnement. Bref la vulnérabilité n’est pas tant un fléau dont il faudrait se prémunir, qu‘une caractéristique du système dont on doit s’imprégner pour permettre à celui-ci de progresser. On accepte ainsi la fragilité intrinsèque de l’habitat humain, tout en cherchant posément les voies d’une plus grande résistance à l’endommagement d’environnements spatiaux vulnérables, forcement vulnérables.

Dans ce cadre, l’analyse de la soutenabilité prend un nouvel intérêt. L’espace soutenable serait donc celui dont l’organisation permettrait d’affronter la vulnérabilité ; mieux encore d’en faire un vecteur des dynamiques économiques, sociales, culturelles et ainsi de parvenir à garder dans le viseur un idéal de justice spatiale. La vulnérabilité permettrait aux environnements spatiaux d’évoluer, en particulier les aires urbanisées, là où les expositions à l’endommagement sont fortes et où les capacités d’innovation réelles. Dès lors, promouvoir une nouvelle soutenabilité des habitats humains consisterait plutôt à travailler les vulnérabilités pour ce qu’elles peuvent leur apporter de changement, à toutes les échelles — celles de l’individu, du voisinage, de l’ensemble urbain localisé, mais aussi celle du système urbain mondialisé. Si l’on accepte cette idée, on peut envisager une démarche innovante qui consisterait à définir les caractéristiques de chaque élément de vulnérabilité d’une organisation urbaine, toute la question étant de savoir comment ces vulnérabilités peuvent être muées au mieux en dynamiques. Le pari serait aussi et surtout d’insérer la vulnérabilité dans les pactes sociaux et politiques et d’en faire une chose commune et publique, qui s’inscrit dans les cultures spatiales partagées.

Sources

Pour accéder à la version PDF du numéro de la revue Tous Urbains, n°8