De la ville à la métropole

Jacques Donzelot, 2014

Monde pluriel

Cette fiche, issue du numéro 7 de la revue Tous urbains, expose le défi que représente la démocratie pour les espaces urbains. A partir d’une chronologie succincte des processus d’urbanisation, l’auteur arrive à la conclusion que la métropolisation est le stade ultime de la ville, celui qui pourra permettre aux différents modes d’habiter de s’accorder pour des villes durables et démocratiques.

Les historiens de la ville excellent à montrer comment celle-ci a pu constituer, dans l’Ancien régime, la matrice de la démocratie moderne (de manière effective et pas seulement de manière symbolique comme l’Athènes antique). Cela, à raison de l’espace particulier que les villes constituaient dans des sociétés dominées par les règles féodales jusqu’au XIXe siècle. Leurs habitants se trouvaient comme soustraits au territoire « normal », affranchis des règles instituant la domination seigneuriale puisque celles-ci perdaient toute justification pour des gens qui ne dépendaient pas de la terre, cette « propriété éminente » du seigneur, pour gagner leur vie. Ils exerçaient des métiers, comme l’artisanat et le commerce qui nécessitaient plutôt l’instauration d’une égalité civile des droits entre les individus (c’est-à-dire le droit pour chacun de posséder, d’échanger, l’égalité devant les tribunaux) et d’une capacité à gérer eux-mêmes cet espace. Séparés du territoire féodal par l’épaisseur de leurs murailles, unis par ce principe d’égalité civile et d’autonomie politique, au moins relative, les habitants des villes formaient une société civique et urbaine, une civitas dans l’urbs, pourrait-on dire.

Depuis cette lointaine époque où la ville se trouvait séparée par ses remparts d’un territoire essentiellement rural, l’urbanisation a gagné l’ensemble de la société. Mais ce processus d’urbanisation semble bien avoir défait autant la ville que le territoire. Il n’y a plus de civitas dans l’urbs puisque l’on assiste à une extension croissante des ensembles urbains et une perte d’évidence de l’unité civique de ceux qui y habitent. En abattant les barrières de la ville, l’excroissance urbaine a déployé ses habitants sur un espace qui s’élargit sans cesse et où ils se trouvent regroupés, tantôt de manière dense, tantôt d’une manière plus éparse, mais toujours selon un principe de rapprochement par niveau de revenu et mode de vie. De sorte qu’à la séparation entre la ville et son dehors vient se substituer une logique de séparation entre les habitants de plus en plus visible à travers les formes urbaines correspondant à ces regroupements sociaux. A ces fractures propres aux ensembles urbains s’ajoute une autre ligne de séparation, invisible mais ressentie, celle qui distingue les habitants de ces grandes entités urbaines de ceux du territoire « profond » qui se vivent comme un reste injustement oublié par le nouveau cours de l’histoire.

En conséquence des lignes de fracture qu’elle a engendrées, l’urbanisation apparait moins comme l’accomplissement d’une promesse de la démocratie que comme un défi pour celle-ci. Un défi qui lui a valu de se trouver désignée comme un processus irrationnel auquel seul l’Etat peut opposer une rationalité. Le territoire étant bien l’affaire de l’Etat puisqu’il se trouve défini, selon les dictionnaires historiques comme : « l’étendue sur laquelle s’exerce son autorité ». Devenu républicain et social, l’Etat se donne logiquement comme devoir de produire une plus grande égalité des territoires en répartissant équitablement l’urbanisation, en veillant à ce que la composition sociale des territoires urbains soit aussi mixte que possible, en s’assurant que les territoires faiblement urbanisés bénéficient des mêmes avantages que ceux qui le sont fortement. Ainsi espère-t-on passer d’un modèle spatial stable mais très restreint, comme l’était autrefois la ville, cernée par ses remparts, à un autre modèle, tout aussi stable, mais étendu à l’ensemble du territoire national, par la grâce de l’Etat. Entre ces deux moments, le processus d’urbanisation n’aura été, en quelque sorte, qu’un « mauvais » moment à passer.

Faire ainsi de l’urbanisation une simple transition entre deux états stables représente une pensée conforme à la raison technocratique mais dont on peut douter qu’elle corresponde à la réalité du changement en jeu avec celle-ci. L’urbanisation ne consiste-t-elle pas, plutôt, à faire passer la société du modèle de la stabilité à celui du mouvement de manière constante et non pas transitoire ? L’urbain semble bien, en effet, se caractériser plus par l’installation de mouvements durables que par le passage d’une forme stable à une autre. Des mouvements qui vont d’ailleurs en s’additionnant plutôt qu’en se substituant les uns aux autres. Tout a commencé avec le mouvement qui va du village à la ville et qui prend véritablement effet à partir du début du XIXe siècle. Il se trouve reconduit, à présent, avec le déplacement de populations venant non plus des campagnes proches mais de celles des pays pauvres plus ou moins lointains. Puis on a vu apparaître, timidement, d’abord, à la fin du XIX siècle, le mouvement conduisant une partie des urbains à aller de la ville au village. Ce mouvement d’extension de l’urbain au village connait une forte accélération avec le développement de l’automobile au milieu du XXe siècle… Et rien ne semble l’arrêter, à présent. Enfin, depuis trente ou quarante ans, un troisième mouvement vient s’ajouter aux deux premiers. Celui qui va de la ville à la ville. Il est apparu avec la construction des aéroports de masse et des trains à grande vitesse. Ces nouveaux supports de mobilité font de chaque ville qui en dispose une destination aisée pour les habitants des autres villes de la nation mais aussi dessine, au cœur de chacune de celles-ci, un espace qui leur est de plus en plus dédié. Chacun de ces trois mouvements produit, d’ailleurs, une forme de l’urbain, une manière d’habiter, un type de sociabilité qui lui est propre et qui voisine plus ou moins bien ou mal avec les autres. De sorte que l’enjeu politique de l’urbanisation ne parait pas tant d’égaliser les territoires que d’accorder les mouvements qui la composent. Ce serait à cette préoccupation que pourrait répondre la montée récente de la thématique de la métropolisation.

Sources

Pour consulter le PDF du du numéro 7 de la revue Tous Urbains