Santa Fe, le modèle reprovincialisé de gestion de l’eau

Daniel Florentin, 2012

Cette fiche de cas présente les limites de la concession des réseaux d’eau à Santa Fe en termes d’amélioration de l’accès aux services et de développement social.

1.La province du Parana

Seul 1 % du débit du Parana suffit à alimenter en eau les principales villes de la province argentine de Santa Fe. Et pourtant, en bien des endroits de la province, et parfois au sein même des villes, on manque d’eau, la pression est insuffisante et certains n’ont pas accès aux réseaux de base dans leur domicile. L’enjeu d’un accès universel au réseau d’eau reste donc dans cette région une thématique encore bien présente et non résolue1. A l’image de nombreuses autres provinces, les réseaux d’eau et d’assainissement des quinze villes principales2 ont été mis en concession privée dans les années 1990. Leur gestion fut confiée au groupe Suez, comme à Buenos Aires, par l’entremise de la compagnie Aguas Provinciales de Santa Fe. L’expérience de participation du secteur privé n’a cependant duré que dix ans, et, comme à Buenos Aires, s’est achevée en 2005 au terme d’un conflit politique et économique majeur, débouchant sur des procédures engagées auprès du CIRDI, l’organe de règlement des conflits de la Banque mondiale.

La compagnie fut accusée de ne pas remplir ses obligations, notamment en matière d’investissements pour l’extension du réseau et l’inclusion des populations les moins solvables au sein du réseau. Elle fut re-provincialisée, renommée Aguas Santafesinas, et l’objectif politique affirmé fut celui de la mise en place du droit à l’eau, autrement dit de la réalisation de l’accès universel au réseau. Quelques années après cette reprise en main par l’acteur public, on peut se demander dans quelle mesure un nouveau modèle a pu être mis en place et remplit les défis sociaux que n’avait pas su gérer la compagnie privée.

2.Entre fin du système de régulation à l’anglaise et tentation du modèle municipal

L’héritage de l’expérience privée dans la province de Santa Fe est plus ténu que dans la province de Buenos Aires. De façon similaire à la concession portègne, le modèle de régulation a été profondément changé à la suite du retour de la compagnie d’eau dans le giron public. Le système à l’anglaise prévoyant un régulateur indépendant ayant la capacité d’imposer des tarifs et des amendes en cas de non respect des clauses contractuelles a été progressivement effacé.

Le régulateur provincial, l’ENRESS, existe certes toujours, mais a vu ses moyens limités. Son directeur actuel était à la tête des mouvements de lutte contre Suez, et défend une position d’autonomie par rapport à la compagnie d’eau, pour faire avancer les droits des usagers. Mais la diminution du personnel travaillant pour le régulateur, et son manque de financement en limitent profondément les capacités d’action. Le régulateur pâtit également d’un manque de conditions techniques et technologiques adéquates pour faire son travail correctement, la plupart des plaintes et autres tâches qui lui incombent restant au format papier, et n’ayant pas suivi les apports de la numérisation, notamment en termes de gains de temps. A ces limites s’ajoute l’incapacité structurelle de pouvoir sanctionner financièrement la compagnie d’eau en cas de manquement aux obligations, l’autorité de tutelle du régulateur et le propriétaire de la compagnie d’eau étant la même personne juridique, à savoir la province. L’ENRESS est donc cantonné à un rôle d’alerte publique, alors qu’elle a une très faible visibilité pour les usagers, dont la plupart ignore l’existence.

Cette rupture avec le modèle anglais de régulation a conduit les autorités provinciales à tendre vers un modèle municipal et non plus provincial. Pareil changement serait en fait socialement et spatialement discriminant : le système actuel fonctionne sur une péréquation entre les différentes villes pour avoir un prix unique de l’eau dans les quinze villes desservies par la compagnie. Un changement rendrait l’eau moins chère dans la ville déjà la plus riche, Rosario, et doublerait ou triplerait son prix dans les zones moins bien desservies et où se concentrent les problèmes sociaux, comme Villa Gobernador Galvez. Le projet n’est cependant pas encore entériné, mais cherche à suivre le paradigme municipal, alors qu’il pourrait s’avérer plus pénalisant que le système de redistribution existant. S’il devait être mis en place, il contredirait par certains aspects l’un des apports majeurs de la re-provincialisation, à savoir l’investissement public renouvelé dans les grands travaux d’infrastructures.

3.La logique des grands travaux : un retour de la mission hydraulique ?

L’un des changements opérés au cours des cinq dernières années a vu l’acteur public prendre en charge d’importants travaux d’infrastructure. Un plan de douze aqueducs est censé permettre la mise en place d’un accès universel à l’eau dans toute la province, et notamment dans les villes de la concession d’Aguas Santafesinas.

Ce plan existe, sous cette forme ou sous une autre, depuis une trentaine d’années. Pour autant, le premier aqueduc a enfin été construit et un deuxième est déjà en travaux. La réalisation complète du programme coûtera plus d’un milliard de dollars et ne pourra s’effectuer avant vingt à vingt-cinq ans, ce qui ne met pas sa réalisation à l’abri d’un certain nombre de renversements politiques et de coups d’arrêts possibles. L’un des problèmes majeurs est lié au mode de financement, puisque la province, alors qu’elle a des ressources financières limitées, investit de façon assez isolée, sans bénéficier d’aides extérieures notables, ou seulement minimes de la part d’acteurs extérieurs notamment brésiliens et autrichiens.

La logique qui prévaut à ce plan ressort de ce qui est traditionnellement appelé la mission hydraulique, où l’acteur public met en place de forts investissements pour la construction d’infrastructures massives, sans que le même intérêt soit accordé à la gestion de la distribution d’eau.

4.D’importants problèmes de gestion financière et technique

Les problèmes de gestion que connaît la société Aguas Santafesinas sont multiples et révèlent une disjonction profonde entre la politique de grands travaux et la gestion des réseaux.

Sur le plan financier, la province a tendance à sous-investir dans la compagnie d’eau. Les factures ne permettent pas de couvrir l’ensemble des coûts opérationnels, même si les tarifs ont été augmentés en 2010, et la compagnie dépend donc, pour une large part (autour de 50 %) des subventions accordées par la province. Or la province grève régulièrement le budget proposé par la compagnie de 50 à 60 %, ce qui limite nécessairement ses capacités d’action.

Ce problème d’investissement fragilise la gestion financière de l’entreprise, et a des répercussions sur les capacités techniques du réseau. Le manque de planification globale des travaux, de remplacement des canalisations et de gestion des fuites n’est en fait que le reflet de ce problème. En d’autres termes, les dysfonctionnements techniques sont multiples, et se traduisent concrètement par une trop faible pression d’eau en certains endroits, par des problèmes de fuite et de déperdition non compensés. La situation est par endroits critique, puisque les canalisations de Rosario et de Santa Fe ont respectivement 120 ans et 80 ans, et qu’il n’existe aucun plan visant à les remplacer.

Ces dysfonctionnements tracent le portrait d’une compagnie d’eau souvent en difficulté, et qui, pour des raisons politiques, ne bénéficie pas des programmes d’ingénierie sociale du type Agua Mas Trabajo comme à Buenos Aires. Seules les populations solvables, et de façon encore incomplète, bénéficient d’un accès à l’eau, et il n’existe pas de plans permettant une réalisation concrète du droit à l’eau et de l’universalisation de l’accès au réseau.

Cette disjonction de la politique provinciale entre le programme de constructions massives et les déficiences de gestion des réseaux à l’échelle locale marque les contradictions de ce nouveau modèle public et les contradictions non résolues, dans une province où l’eau n’est plus une question aussi politisée qu’à l’époque de la concession privée. Les usagers sont toutefois davantage inclus que dans le modèle précédent.

5.Enjeu démocratique et environnemental : les logiques de participation sociale et de contrôle de la consommation

Cette participation des usagers est notamment présente dans les assemblées consultatives présidant aux augmentations de tarif de la compagnie d’eau, qui sont débattues et discutées par des associations de la société civile. Cette pratique nouvelle, née depuis 2010, a permis la mise en place de tarifs plus rationnels, augmentant avec le niveau de consommation et non plus assis sur la surface du terrain desservi.

Cette pratique participative cherche également à associer l’enjeu démocratique à une conscience environnementale plus aiguë, afin de préserver la ressource en eau. Comme ailleurs en Argentine, les niveaux de consommation par habitant de la province sont très élevés, dépassant souvent les 400 voire 500 litres par personne et par jour, soit des chiffres correspondant à des records mondiaux. Ce travail de changement des cultures de l’eau est cependant un travail de long terme, et la compagnie s’en fait le relais, avec des campagnes de sensibilisation menées auprès des plus jeunes générations dans les écoles, mais également par la mise en place, à l’initiative de certains cadres de l’entreprise, de compteurs d’eau3 dans la partie sud de la province, l’expérience montrant que cette installation permettait une diminution des consommations moyennes.

Le nouveau modèle public de gestion de l’eau et de l’assainissement de la province de Santa Fe peine donc à imposer une ligne directrice claire, tiraillé entre l’affirmation d’un droit à l’eau et une gestion défectueuse du réseau empêchant sa réalisation, tenté par le modèle municipal mais sans avoir les moyens financiers et la volonté politique de pouvoir l’assurer de façon durable et juste, aussi bien socialement que spatialement.

1 Elle concerne de 10 à 35 % des habitants selon les villes concernées pour les réseaux d’eau, et bien davantage pour les réseaux d’assainissement.

2 Dont Rosario, la 3ème ville du pays, et Santa Fe, la capitale régionale

3 La compagnie privée Aguas Provinciales de Santa Fe devait également parvenir à une universalisation des compteurs d’eau en 15 ans, mais avait renoncé à une installation massive, notamment pour des raisons financières liées au manque à gagner que constituait ces diminutions de consommation.