Les racines urbaines de la révolte de Gezi à Istanbul

Toplumun ŞEHIRCILIK HARECKETI, 2014

Cet article fait partie de l’ouvrage La terre est à nous ! Pour la fonction sociale du logement et du foncier, résistances et alternatives, Passerelle, Ritimo/Aitec/Citego, mars 2014.

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Affirmer que la révolte du Parc Gezi à Istanbul a représenté beaucoup plus que des résistances à la démolition d’un parc public constitue désormais un truisme. Ce mouvement a articulé des revendications de longue date, principalement culturelles dans leur contenu, à l’encontre du gouvernement néolibéral et socialement conservateur d’Erdogan. Le 28 mai, lorsqu’une poignée de militants pour le droit au logement et à la ville et des défenseurs de l’environnement se sont opposés à l’entrée dans le Parc Gezi des bulldozers municipaux sur la Place Taksim, ils ne se doutaient pas que leur défense du parc allait donner lieu à la plus importante révolte urbaine de l’histoire turque, au cours de laquelle au moins 2,5 millions de personnes sont descendues dans les rues de 79 villes1. Le conflit initial reposait sur un plan de redéveloppement urbain prévoyant la construction de la réplique d’une caserne ottomane du 19ème siècle appelée Topçu Kışlası dans le but d’en faire un centre commercial. Ce projet s’inscrivait dans un plan d’urbanisation plus large de transformation de la Place Taksim, contesté par les militants pour le droit au logement pendant l’année précédant les manifestations.

Entre le 28 et le 31 mai 2013, les militants ont opposé une résistance pacifique, organisé des sit-in et campé dans le parc, avec des participants toujours plus nombreux malgré une violence policière persistante et d’une grande brutalité. Ce conflit urbain gagnant en intensité est né dans un contexte politique d’autoritarisme de plus en plus flagrant de la part du gouvernement, manifeste à travers diverses actions parmi lesquelles une loi récente restreignant la vente d’alcool, une censure gouvernementale des médias concernant un massacre à Reyhanli près de la frontière syrienne, et la répression policière à l’encontre des manifestations du 1er mai, entre autres. Dans ce contexte sociopolitique, investi d’une signification transcendant la manifestation d’origine, Gezi, à la fois en tant que symbole et qu’espace physique, est devenu un point charnière représentant les frustrations d’une foule hétérogène de personnes dont les aspirations démocratiques se heurtent à un autoritarisme croissant en Turquie.

Bien qu’étant certainement légitime, ce point de vue ne rend pas entièrement justice à la spécificité urbaine du mouvement protestataire de Gezi. Il convient de se demander comment la résistance du Parc Gezi a pu acquérir cette incroyable capacité de représentation en l’absence de toute campagne organisée pour lui donner une telle portée. Y-avait-il des éléments immanents à la résistance du Parc Gezi ayant amené la féroce répression policière à l’encontre des premiers manifestants, à indigner le grand public plus facilement que lors des habituels incidents de même nature ?

Urbanisation néolibérale sous l’AKP

Nous considérons que le rôle spécifique occupé par la question de la ville dans la Turquie contemporaine sous le régime du Parti pour la justice et le développement (AKP)2 est central pour comprendre la révolte de Gezi. En effet, nous estimons que les luttes concernant la politique urbaine ont mis en lumière le mode de gouvernance de plus en plus autoritaire de l’AKP. Pour la population urbaine, Gezi a en effet constitué la manifestation non seulement extrêmement visible mais aussi physiquement accessible de ce mode de gouvernance qui a marqué l’espace physique et social de la ville au cours de la dernière décennie. Cette gouvernance autoritaire a constitué sur divers plans le fondement politique des fonctions politico-économiques assumées par la politique urbaine depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP en 2003, en tant que mécanisme permettant de générer de la croissance économique et distribuer des faveurs matérielles. Plus qu’aucun autre gouvernement dans l’histoire de la Turquie, celui de l’AKP a mis les outils de politique urbaine au service de sa politique néolibérale fondée sur la croissance économique. Ce faisant, il a non seulement modifié de manière drastique le cadre institutionnel et juridique de la ville, mais il a de plus dénaturé les modèles d’urbanisation établis de longue date. Le changement radical du tissu urbain s’est inscrit de manière croissante dans une esthétique néo-ottomane, asseyant une stratégie discursive de réconciliation du consumérisme néolibéral notoire avec un populisme conservateur qui constitue l’idéologie politique contradictoire de l’AKP.

Le populisme urbain a constitué l’un des principes clés du mouvement islamiste dans les années 1990, et Recep Tayyip Erdogan, en tant que maire d’Istanbul, en était la figure la plus populaire. Quand l’AKP a accédé au pouvoir en 2003 avec Erdogan à sa tête, cette focalisation sur la politique urbaine a pris un nouveau virage néolibéral dans les conditions d’austérité de cette période post-crise de 2001. L’AKP a déployé un agenda urbain reconfigurant la politique de la ville pour en faire l’outil clé de la croissance économique et l’accumulation de capital. Cette politique s’est traduite par des investissements infrastructurels massifs, une inclination pour les méga projets, la vente massive d’actif public à des investisseurs privés, un agenda de redéveloppement urbain visant les quartiers ouvriers et populaires centraux et périphériques, et enfin une logique politique faisant prévaloir la valorisation de la location urbaine sur toute autre préoccupation relative au bien-être public. Dans ce panorama politique, la politique de logement social est apparue comme un outil de relogement de la classe pauvre urbaine et une solution relativement rapide et concrète permettant de façonner l’image d’un parti qui « accomplit des choses ». On pourrait y opposer le fait que cette politique n’a servi qu’une frange limitée de la classe moyenne basse.

L’agenda de la politique urbaine de l’AKP vise trois objectifs distincts : favoriser la croissance économique et l’emploi, répondre aux sollicitations des grands promoteurs et soutenir une classe entrepreneuriale pro-AKP, et enfin établir l’image populiste d’un parti qui sert les intérêts de ses électeurs.

Comme les spécialistes des politiques de la ville l’ont souvent dit, le néolibéralisme urbain nécessite souvent un mode de gouvernance autoritaire afin de contourner les pressions populaires qui pourraient le défier. C’est d’autant plus le cas lorsque la politique urbaine est conçue comme un instrument permettant de transférer des richesses et actifs publics importants à une nouvelle classe capitaliste clientéliste. Sous l’AKP, cette politique ne s’est pas limitée à la formation d’une gouvernance municipale entrepreneuriale, elle s’est au contraire traduite par une transformation institutionnelle majeure qui a transféré la prise de décision concernant l’urbanisme à l’État central. Après 16 modifications législatives, l’Administration de développement du logement (TOKI), répondant directement au Bureau du Premier Ministre, s’est imposée comme un Léviathan urbain possédant des pouvoirs démesurés sur l’usage et la distribution du foncier urbain et des biens publics. Elle a non seulement acquis le contrôle de tous les biens fonciers publics et le droit de les vendre et les aménager pour des projets du secteur privé, mais elle a aussi obtenu la permission de faire échapper ses appels d’offres publics à tout mécanisme de reddition de comptes, en premier lieu à celui de la Cour des comptes. À travers deux lois sur le renouvellement urbain de quartiers historiques et zones pauvres et délabrées, la TOKI, en collaboration avec les municipalités centrales et d’arrondissement, a obtenu l’autorisation de démolir des quartiers de la classe ouvrière de grande valeur, d’en reloger les résidents « de droit » dans des conditions incluant un endettement à long terme et d’ouvrir le foncier ainsi libéré à des projets de développement urbain à grande échelle. Après 2010, le Ministère de l’Urbanisme a acquis ces droits exceptionnels sur le pays entier, après une « loi sur les catastrophes naturelles » promulguée supposément par mesure de prudence pour faire face à un séisme imminent.

Dans un contexte d’importante liquidité financière, ces lois ont donné lieu à une frénésie constructrice n’épargnant aucune zone, y compris le panorama mondialement reconnu de la péninsule historique stambouliote. La construction monotone de complexes de logements sociaux de basse qualité à travers le paysage urbain de la Turquie a accompagné ces projets privés, et la démolition de quartiers historiques et d’occupation est devenue monnaie courante. Les méga projets visant à privatiser et redévelopper des biens et des espaces publics tels que ports, gares ferroviaires ou écoles, et à ouvrir à la construction les aires forestières encore existantes ont été qualifiées personnellement par Erdogan lui-même de « projets fous ». C’est lui que l’on a vu faire un tour en hélicoptère pour décider de la situation exacte du troisième pont sur le Bosphore, et présenter les projets de construction d’un nouveau canal, d’une ville satellite et d’un aéroport dans les zones vertes et le bassin fluvial d’Istanbul, de la plus grande mosquée de Turquie sur la colline Camlica qui domine le Bosphore, et enfin d’un centre commercial déguisé en caserne ottomane remise au goût du jour à la place du Parc Gezi. Ainsi, l’autoritarisme urbain a été notablement associé à la figure du Premier Ministre Erdogan. De plus, les proches du parti et du Premier Ministre, y compris l’entreprise de son gendre, Calik Holding, ont été directement impliqués dans ces nombreux projets immobiliers. En d’autres termes, le développement urbain a constitué un mécanisme d’accumulation de richesse personnelle et de transfert de rentes aux élites pro-gouvernementales.

Résister au néolibéralisme

Pour le grand public, ces politiques de la ville néolibérales et autoritaires ont eu un certain nombre de conséquences. Tout d’abord, elles ont fait naître une série de mouvements de résistance locaux contre des projets spécifiques impliquant une coalition d’acteurs tels que la Chambre des urbanistes et la Chambre des architectes, des résidents locaux, des militants et organisations pour le droit à la ville.

Ces mouvements ont déposé des recours en justice, organisé des manifestations publiques, mené des campagnes médiatiques, etc. Ils ont échoué dans certains cas, et obtenu des victoires partielles dans d’autres. Mais ils ont certainement créé une prise de conscience publique des nombreux projets violant la loi et les droits citoyens, portant atteinte à l’écologie, enferrés dans des pratiques de corruption. Pour la classe moyenne qui n’est assurément pas anticapitaliste, ni même nécessairement opposée au néolibéralisme, la corruption endémique entre les autorités centrales et locales et les promoteurs immobiliers impliqués dans ces projets a été beaucoup trop visible. Alors que la frénésie constructrice commençait à viser les zones vertes et les paysages urbains iconiques encore intacts avec un symbolisme toujours plus conservateur, les conséquences assez rapides de l’agenda de la politique de la ville de l’AKP sur leur vie urbaine et l’écologie sont devenues plus voyantes.

Le mouvement protestataire de Gezi a vu le jour avec en toile de fond ces processus d’urbanisation. Les militants pour le droit à la ville organisaient déjà une campagne contre cette démolition depuis environ un an lorsque les manifestations initiales ont commencé. Le projet de caserne s’inscrivait dans le programme plus large de reconfiguration de la zone Taksim-Beyoglu pour l’industrie mondiale du tourisme, qui rendrait celle-ci de plus en plus inaccessible aux secteurs populaires, et lui retirerait son héritage historique, culturel et politique, comme l’ont démontré la démolition du symbolique Cinéma Emek et la fermeture de la Place Taksim aux manifestations du 1er mai.

La résistance de départ contre la démolition a été organisée par un réseau établi de militants et s’est transformée en une action collective d’occupation et d’appropriation de l’espace public en tant que « bien commun » à protéger contre une ingression privée. En trois jours, malgré la violence d’État, et peut-être à cause de celle-ci, l’occupation est parvenue à réunir plus de dix mille personnes pour défendre le parc, constituant en soi l’une des plus importantes luttes urbaines de l’histoire turque. Pour les participants, il ne s’agissait pas seulement de sauver l’un des rares espaces verts encore intacts du centre-ville, mais également plus largement de résister aux politiques urbaines frappant Istanbul dans son entier. De plus, ce mouvement a constitué une défiance collective face à la figure du Premier Ministre ignorant les manifestations et un appel à la participation, la rébellion de Gezi mettant en quelque sorte en lumière une nouvelle instance du discours et des pratiques autoritaires et condescendants d’Erdogan, balayant d’un revers de la main et ridiculisant l’opposition publique.

Ainsi, lorsque la police a violemment réprimé une conférence de presse pacifique le 31 mai 2013, cela a touché l’une de ces profondes fibres morales chez les personnes généralement apolitiques ou non militantes. L’intrusion autoritaire dans la ville et le parc constituait une réplique parfaite d’autres formes d’intrusion dans la vie des gens, touchant entre autres l’éducation, le corps des femmes, la consommation d’alcool, etc. La résistance en place a été considérée comme légitime et nécessaire. Le fait que le conflit urbain ne s’inscrive pas dans les polarisations sociales et politiques profondes telle que la question kurde, qui sont utilisées pour rendre la violence étatique contre leurs participants relativement recevable aux yeux du grand public, a également amené ce cycle de violences policières à être perçu comme inacceptable par la population.

Si la politique urbaine de l’AKP constitue la clé de notre perception de cet évènement historique, nous ne devons pas pour autant sous-estimer le pouvoir articulatoire de l’espace social et physique. Une résistance d’une telle ampleur a certainement été possible de par son accessibilité et sa présence habituelle dans la vie quotidienne de la jeunesse stambouliote de classe moyenne, qui a d’autant plus favorisé son importance historique et contemporaine dans l’imaginaire collectif.

Aujourd’hui, la rébellion de Gezi a libéré un immense potentiel pour la restauration et l’expansion des luttes urbaines déterminant le futur d’Istanbul. Des assemblées de quartiers, que l’on n’aurait pas pu imaginer il y a seulement quelques mois, se sont développées à travers la ville, couvrant aujourd’hui plus de 50 secteurs. Des manifestations hebdomadaires sont organisées autour d’un éventail divers de questions locales. Une nouvelle génération de jeunes se politise à travers les questions urbaines pour réclamer une démocratisation de l’espace urbain et des politiques locales et se montre de plus en plus critique envers l’assaut néolibéral porté aux villes turques. La tâche centrale qui nous attend consiste à établir des connections entre ces formes de luttes émergentes et les conflits existants dans les quartiers de la classe populaire d’Istanbul qui font face à des phénomènes de dislocation, dépossession et isolation socio-spatiale. Les possibilités de parvenir à relever ces défis sont plus prometteuses après Gezi.

1 Estimations du Ministère de l’Intérieur turc, in « 2.5 milyon insan 79 ilde sokağa indi », Milliyet Gazetesi, 23 juin 2013.

2 L’AKP est un parti issu du mouvement islamiste, né en 2001 lorsqu’une faction dissidente menée par Tayyip Erdogan et Abdullah Gul a rompu avec le Parti de la vertu (FP) et s’est associée avec des leaders de centre-droite. Le parti a gagné les élections générales de 2002 avec 34 % des voix et formé seul un gouvernement. Il s’est depuis maintenu au pouvoir pendant trois mandatures en augmentant ses scores électoraux. La Municipalité Métropolitaine d’Istanbul, actuellement gouvernée par l’AKP, est dirigée par des maires de tradition islamiste depuis l’élection d’Erdogan comme maire investi par le mouvement islamiste Parti de la prospérité (RP) en 1994.

Referencias

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