La reconstruction de Port-au-Prince après le séisme de 2010 : un problème foncier ?

Lucie COUET, 2014

Cet article fait partie de l’ouvrage La terre est à nous ! Pour la fonction sociale du logement et du foncier, résistances et alternatives, Passerelle, Ritimo/Aitec/Citego, mars 2014.[

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Après le tremblement de terre du 12 janvier 2010 qui entraîna la disparation de dizaines de milliers de personnes, Port-au-Prince s’est transformée en une ville de tentes. Plus d’un million de personnes se sont trouvées sans logement et ont créé des abris de fortune, devant chez elles, dans leur cour, dans la rue, ou encore dans des camps. La crise du logement préexistait au séisme mais plus de trois ans après cette catastrophe, elle perdure, voire empire et la question foncière est au cœur de la problématique de la reconstruction. Comment faire du logement neuf sans un découpage foncier clair ? Comment reconstruire une capitale sans maîtrise de son territoire ? L’enjeu est considérable, les solutions difficiles à mettre en œuvre, et pendant ce temps, la ville n’attend pas et se reconstruit comme elle peut.

Une difficulté foncière historique

La propriété de la terre est une question d’une importance capitale dans un pays qui reste à plus de 50 % rural et où les habitants des campagnes continuent à migrer vers les villes. De l’arpentage à la vente définitive, il s’écoule environ deux années, et à l’issue de ces vingt-quatre mois, il arrive souvent que le nouveau propriétaire n’ait aucune garantie de ses droits sur la terre nouvellement acquise. À l’époque de la colonie française, l’enregistrement des mutations de propriété était souvent tout aussi imparfait et sans garantie de l’administration. Lors de la révolution haïtienne à la fin du XVIIIe siècle, qui entraîna l’indépendance d’Haïti en 1804, les colons propriétaires furent très majoritairement chassés du pays mais on n’opéra pas, alors, de réforme foncière majeure malgré la redistribution d’une partie des terres. Le flou que nous connaissons aujourd’hui est donc très ancien. Aucune réforme agraire importante n’est venue clarifier la situation ces deux derniers siècles, alors que les règles d’héritage divisent et subdivisent à chaque décès les propriétés entre les héritiers, morcelant une terre par ailleurs épuisée, lessivée suite à un déboisement massif entraîné par la pauvreté qui sévit dans le monde paysan. L’absence de politique foncière d’envergure a créé un imbroglio qui ne fait que croître en complexité avec les décennies.

Il est difficile aujourd’hui de délimiter avec précision les propriétés foncières. La Direction générale des impôts, où se trouve le service du Domaine, a des difficultés à délimiter les terrains appartenant à l’État et plus encore depuis que son bâtiment s’est effondré en janvier 2010. Une partie des archives a pu être sauvée, le classement a dû être repris mais il n’est pas informatisé. À cela s’ajoute le fait qu’il est rare que l’enregistrement des mutations soit mené à bien : l’arpenteur – dont le rôle est de délimiter le terrain, puis le notaire, jouent le plus souvent le rôle de garants de la propriété et les dossiers ne parviennent pas tous jusqu’à la Direction générale des impôts.

Par ailleurs, les grandes propriétés sont pour beaucoup en indivision. Or il est courant qu’une partie des membres de la famille soit – à l’instar d’un dixième de la population haïtienne – à l’étranger, et rare qu’un mandataire soit désigné pour représenter l’indivision. Ainsi les tenures foncières les plus vastes sont souvent mal gérées et mal connues. Sur le terrain, un représentant du propriétaire – parfois autoproclamé – distribue les droits d’occupation. Les grandes propriétés foncières sont morcelées sans enregistrement formel, comme les propriétés de l’État. Les nouveaux occupants n’ont pas de titre d’occupation opposable et construisent néanmoins sur ces terrains. Ils ne peuvent prétendre à un crédit bancaire ou à un microcrédit logement faute de garantie hypothécaire. Les banques ont les moyens de prêter aux particuliers tout en ayant des difficultés à trouver de potentiels clients avec les garanties suffisantes. Des prêteurs sur gages et usuriers existent, dont les taux sont prohibitifs pour des prêts à moyen terme. Les capacités d’investissement dans le logement par les particuliers sont dès lors réduites, dans leur grande majorité, aux dessous de matelas et aux envois de la diaspora. Les promoteurs immobiliers sont quant à eux très peu nombreux : les investissements dans le logement sont périlleux. Le cadre légal est en partie obsolète, les taux d’emprunt sont élevés et l’insécurité foncière peut menacer l’équilibre financier d’un projet.

Les conséquences concrètes de l’insécurité juridique

La première conséquence de cette insécurité foncière généralisée et de l’absence de maîtrise de ses terres par l’État haïtien est une urbanisation continue des terrains les plus dangereux et les plus inaccessibles. Port-au-Prince est soumis à des menaces cycloniques et sismiques, à des risques de glissements de terrain et d’inondations. Faute de parcelles accessibles assainies, les particuliers reconstruisent à flanc de montagne et près des cours d’eau, toujours plus loin des réseaux viaires, de l’électricité, de l’eau potable, des services et de l’activité économique. Le Ministère de l’environnement a commencé, en 2013, la construction d’un mur sur la principale montagne au sud de Port-au-Prince pour marquer la limite de l’urbanisation et protéger cette périphérie rurale. Un projet qui semble vain devant l’ampleur du problème et l’absence d’alternative pour la population.

Un deuxième phénomène a entraîné une expansion de la ville vers le nord, aux confins de la plaine alluviale. En 2010, suite au séisme, un pan entier de la zone qui s’étend du bord de mer aux premiers contreforts de la chaîne des Matheux a été décrété d’utilité publique dans le cadre d’un projet d’implantation d’industries agroalimentaires. Parallèlement, plusieurs organisations non gouvernementales ont commencé à mettre en œuvre un projet décidé par l’État de déplacement des habitants de l’un des plus grands camps de Port-au-Prince dans des logements temporaires immédiatement au sud de la zone déclarée d’utilité publique. Ces annonces et le manque de logements accessibles ont déclenché une ruée vers ces terres nouvellement déclarées d’utilité publique. À environ une heure du centre ville, sans accès à l’eau potable, dans un relief lunaire, se sont installées des dizaines de milliers de personnes. Les camps temporaires se sont peu à peu transformés en une ville de bâches, où chacun plante des petits pieux autour de son habitation pour délimiter sa propriété. Ou plutôt son espoir de propriété. Les occupants disent subir des menaces de représentants des propriétaires formels, témoignent de violences, la nuit, à leur encontre, des escroqueries, des prix imposants de ces parcelles, et de leur résolution à demeurer malgré tout dans ce qu’ils considèrent comme leurs maisons. Certaines aires ont été reconnues par la commune voisine ou ont obtenu un poste de police. Aucune planification préalable ne sert de guide à l’aménagement de la zone et elle est désormais l’un des plus importants problèmes urbains de la métropole.

Parallèlement, cette même année 2010, le centre ville historique de la capitale a également été déclaré d’utilité publique. Dans l’esprit des décideurs politiques de l’époque, il s’agissait de réaménager le centre urbain, où se trouvaient les principaux ministères, le palais national, le parlement, la mairie, entre autres, tout en y accomplissant des opérations immobilières pour reconstituer une partie du stock de logements et de commerces disparus dans le séisme. La déclaration d’utilité publique n’était pas l’outil approprié pour un tel projet et il fut décidé de stopper le processus, deux ans après sa publication. L’effet pervers de cette utilisation abusive d’un outil foncier fort fut le gel de toutes les transactions au cœur de Port-au-Prince. Attendant d’être fixés sur leur sort et officiellement interdits de mise en vente, les propriétaires des nombreuses parcelles des anciens locaux commerciaux et logements n’ont engagé aucune rénovation, aucune construction neuve, aucun regroupement de parcelles dans les années qui ont suivi la destruction partielle de ce centre historique. Or, le centre de Port-au-Prince est aussi l’une des principales plateformes logistiques de la métropole, alimentée par le port et les routes nationales qui apportent, de province et de République Dominicaine, les denrées à commercialiser. Cet immense marché se vide la nuit et les immeubles aux élégantes galeries-trottoirs dominent des rues désertes. Les activités économiques se sont redistribuées dans les autres communes de la métropole. Ce poumon commercial doit pouvoir retrouver sécurité et investisseurs à terme. Sans locaux commerciaux, entrepôts relais, bureaux et logements pour ses employés, le centre ville ne peut être un moteur économique d’envergure.

Des solutions existent. Elles demandent du temps

Alors que la reconstruction informelle se poursuit, des solutions se profilent qui toutes demandent du temps pour être menées à bien. Le Comité interministériel pour l’aménagement du territoire a ainsi lancé un projet de pré-cadastre dans deux quartiers de faubourg, expérimentant les difficultés à cartographier la propriété, mais trouvant des solutions, petit à petit, à ces problèmes complexes. L’État tente de définir une politique nationale du logement pour normaliser les investissements et a lancé des projets publics d’envergure. Des organisations non gouvernementales se sont regroupées pour réfléchir aux problématiques du foncier et proposer des solutions aux décideurs. La reconstruction de quatre ministères, du Palais de justice et de la Cour de cassation a débuté dans le centre ville en 2013. Il faudra ensuite accorder la durée de ces différents projets aux contraintes définies par les subventions des bailleurs de fonds internationaux, dont les échéances sont souvent courtes comparées au temps nécessaire au renouvellement urbain. Les financements émanant du fonds Petro Caribe, plus souples d’utilisation que les subventions de l’USAID, de l’Union européenne ou de la Banque interaméricaine de développement, couvrent d’ailleurs une importante partie des dépenses de l’État pour les projets de logement et de bâtiments publics.

L’absence de gestion de la problématique foncière a ainsi redessiné la ville. Les plus démunis sont les premières victimes, au quotidien, de cette situation. Mais à court terme ce sont tous les habitants, riches et pauvres, de Port-au-Prince qui subissent les conséquences néfastes de cette expansion incontrôlée. Le développement économique se trouve lui aussi nécessairement ralenti. Les embouteillages de plus en plus nombreux dans la métropole incarnent cette cruelle inertie. A Port-au-Prince, le développement urbain roule au pas.

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