La connaissance scientifique, un facteur suffisant pour susciter l’engagement ? Quels sont les facteurs favorisant ou bloquant l’envie d’agir, au sein de l’école ?

D’après l’expérience du projet européen Carboschools, programme mettant en lien des chercheurs scientifiques et des lycéens autour des changements climatiques

Delphine Astier, 2015

Monde pluriel

Entretien avec Philippe Saugier, coordinateur européen du projet Carbo Schools de 2004 à 2011 (décembre 2013)

 

Philippe Saugier a été de 2004 à 2011 le coordinateur européen du projet Carbo Schools. Il livre les leçons tirées de son expérience. Quelques points saillants : ni la connaissance ni l’action seule n’ont de capacité transformatrice. Surtout dans un domaine où, pour susciter un engagement qui ne soit pas un endoctrinement des élèves, il faut permettre l’action concrète et une réflexion critique sur l’action. L’approche de la complexité implique l’approche des relations ; or, si l’on reste sur le terrain scolaire, la relation entre enseignants et élèves est un facteur de blocage, d’autant plus que le monde enseignant est coupé aussi bien de l’environnement proche de l’établissement que de l’environnement plus large du territoire.

Confirmant ce que montrent les études de cas, Philippe Saugier en conclut que pour renouveler l’éducation il est indispensable d’ouvrir l’école sur son territoire.

Para descargar: 11_fiche_d_analyse_connaissances_sci.pdf (420 KiB)

L’analyse livrée ici par Philippe Saugier est une analyse empirique issue d’une expérience professionnelle de 20 ans dans le champ de l’éducation. Philippe Saugier a été coordinateur de différents projets tels que des projets éducatifs sur le sida, puis du programme «Jeunes Reporters pour l’Environnement» (porté par la FEEE – Fondationpour l’Education à l’Environnement en Europe) et du programme européen Carboschools. Par conséquent l’analyse que je livre ici «est celle d’un coordinateur en lien avec de multiples éducateurs sur le terrain, et non celle d’un éducateur de terrain».

Lorsque l’on réfléchit aux leviers permettant les transformations sociales, on s’interroge en premier lieu sur la connaissance : le savoir est-il suffisant pour entraîner un changement de comportement ? A l’évidence la réponse est non. On sait que la connaissance n’entraîne pas forcément le changement de comportements, de valeurs, de représentations : le cas du tabac est bien connu et révélateur. La connaissance n’est pas suffisante pour faire bouger les lignes ; elle doit s’accompagner d’autre chose, d’une expérience transformatrice, qui dans la quasi totalité des cas s’appuie sur une relation vécue.

Une «connaissance active» versus un «savoir froid»

Transmettre une connaissance est le premier pas, nécessaire mais pas suffisant. En effet, la connaissance est la première étape en ce qu’elle permet de dissocier vérité et opinion, certitudes et incertitudes. Mais la connaissance sans la relation n’aboutit à rien ; c’est un savoir «froid». Il me semble que la relation est au cœur de la transformation. Le terme de «relation» fait référence à la relation interpersonnelle, que ce soit avec un pair, un scientifique, un enseignant, etc.

Expérimentation et participation active

Le projet Carboschools visait à créer des partenariats entre chercheurs et enseignants du secondaire autour des changements globaux. Le projet CarboSchools a été financé par des fonds provenant du programme de la communauté européenne «Science dans la société». Le principe de cette démarche était celui de solliciter une participation active des jeunes selon un schéma constructiviste : la conduite d’un projet place l’apprenant en situation de besoin de connaissances, qu’une série d’activités lui permet d’acquérir progressivement et de relier entre elles pour atteindre l’objectif du projet. En sciences ces activités sont fondées sur l’expérimentation, le plus souvent possible par des « manipulations» plutôt que de seules acquisitions théoriques. Le mot-clef est le mot «main» car «ce que mes oreilles entendent je l’oublie, ce que mes yeux voient je le retiens, ce que mes mains font je le comprends».

Concernant la question des émissions de carbone, on travaille sur quelque chose qui est invisible et inodore : comment rendre visible l’invisible ? Une fois que l’on a compris le cycle du carbone, et les perturbations massives causées par les émissions de carbone fossile d’origine humaine, les problèmes commencent : que faire ensuite ? Quelles types de solutions esquisser ?

Sur un sujet aussi anxiogène, l’éducateur ne peut s’arrêter à l’exposé des données : ce serait comme un médecin qui annoncerait un cancer à son patient sans lui parler de la moindre possibilité de traitement, générant du désarroi et du fatalisme là où la clé réside au contraire dans l’engagement et la mobilisation. Il est primordial de parler des différentes solutions envisagées et des débats dont elles font l’objet, en respectant le libre arbitre de chaque élève et la pluralité des approches possibles. Enseigner et susciter l’engagement sans endoctriner est un défi majeur pour l’enseignant.

La connaissance et l’action : des démarches complémentaires

Selon moi, la connaissance et l’action vont ensemble ; l’une sans l’autre sont autant préjudiciables sur des sujets scientifiques liés à la crise écologique : la connaissance seule n’entraîne pas de changement ; mais les actions seules deviennent des chapelles.

Ma frustration à Carboschools a été de voir qu’il y a eu très peu de passage à l’action dans les projets. Nous avons réussi à créer des liens entre chercheurs et enseignants, mais pas à entraîner les scientifiques sur le terrain de l’engagement. Cela s’explique par l’essence même du projet : CB a été motivé par la volonté de promouvoir les carrières scientifiques ; c’est une initiative scientifique à la base, dans un secteur où la rigueur absolue et la neutralité sont les maîtres mots. Les changements climatiques sont des sujets très sensibles pour la science (cf. le scandale du GIEC).

Les coordinateurs régionaux étaient rattachés à 9 laboratoires de recherche, par conséquent très prudents par rapport aux actions en dehors du champ scientifique stricto sensu. Cette limitation était donc structurelle ; elle questionne cependant fortement le positionnement des scientifiques sur ces enjeux de société. Comment concilier la neutralité de la démarche scientifique et la nécessaire esquisse de pistes de solutions ?

Linéarité et vision cyclique

En plus de combiner connaissance et action, il me semble qu’il y a une vision fondamentale à prendre en compte et à faire comprendre aux jeunes dans les projets éducatifs : celui du cycle. Comprendre que la vie est une combinaison de cycles en interaction permanente est un élément clef selon moi ; et en ce sens, le rapport à la nature joue un rôle important.

La perception intuitive des cycles naturels prédispose à la compréhension des phénomènes ; comprendre l’écologie, ça passe par la compréhension des échanges et des cycles. Le grand drame et le grand mensonge de la civilisation industrielle héritée du 20ème siècle, c’est la linéarité, l’idée que l’on peut prélever et rejeter sans limites dans le milieu naturel sans que cela nous affecte.

Conclusion : comment faire pour que l’école fasse la démonstration de la durabilité ?

La connaissance est nécessaire, mais n’est pas suffisante pour entraîner un changement ; les actions transformatrices passent par la relation, qui est au cœur de toutes ces questions. La relation entre enseignants et élèves devraient par exemple être une préoccupation (comme cela l’est le cas dans les pays d’Europe du Nord par exemple).

Si l’on observe ce qu’il se passe aujourd’hui dans les établissements scolaires, et qui limite l’envie d’agir des apprenants, c’est l’absence de cohérence entre les murs des établissements scolaires et le contenu des enseignements, alors même que le développement durable se généralise dans les enseignements. Dans ce contexte, comment faire pour que l’école fasse la démonstration de la durabilité ?

Une manière d’aller vers plus de cohérence est de considérer l’établissement comme un objet d’étude : par exemple étudier la facture énergétique du lycée est un excellent projet. Plus largement, l’environnement de proximité pourrait également être considéré comme objet d’étude. Ouvrir l’école sur son territoire pourrait permettre un renforcement des liens entre acteurs du territoire et acteurs de la communauté éducative. La création de liens entre contenus des enseignements et étude d’une situation de proximité pourrait favoriser la mise en place de relations interpersonnelles, donner du sens à l’apprentissage et augmenter sa compréhension du territoire.

Une cohérence est à trouver entre les murs des établissements, le territoire de proximité et les enseignements ; entre les enseignements et les relations interpersonnelles. Construire la transition dans les établissements scolaires passe donc par l’évolution des contenus, des infrastructures et des relations entre tous les acteurs de la communauté éducative et du territoire.

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