Synthèse à chaud d’Ecocity

Pierre Calame, septiembre 2013

Cette fiche est un résumé de la synthèse de Pierre Calame, rapporteur général de la conférence, présenté lors de la séance plénière de clôture d’Ecocity.

1. Un pari d’intelligence collective

Chers participants, c’est maintenant que vous allez découvrir ce que vous avez réellement dit dans les ateliers ! Bien sûr c’est une boutade, mais à moitié seulement, car de nombreux propos tenus au cours des séances, apparemment spécifiques, voire anecdotiques, se révèlent, lorsqu’ils sont rapprochés d’autres propos du même tonneau, avoir une toute autre portée.

Un mot sur la démarche que nous avons suivie pour produire cette synthèse « en temps réel ». Beaucoup de sessions ont insisté sur le processus de créativité collective à la base des politiques nouvelles. Les organisateurs ont voulu que le congrès lui-même soit en cohérence avec ces convictions et devienne, par lui-même, un tel processus de créativité collective. C’est pourquoi ils ont pris le risque de cet exercice « sans filet » d’une synthèse en temps réel d’un très grand nombre de sessions. C’est, en apparence, un pari impossible, ne serait-ce qu’en raison de l’impossibilité pour le rapporteur de suivre de nombreux ateliers qui se déroulent en parallèle. Pour résoudre cette contradiction, nous avons adopté une procédure rigoureuse faite d’audace et de rigueur.

L’audace, c’est prendre le risque de réaliser une synthèse « en temps réel » de chaque session. De la rigueur d’une part en adoptant une méthode unifiée de compte rendus des sessions, d’autre part en ne prétendant pas par la synthèse couvrir l’ensemble des questions qui ont été abordées mais en se centrant sur une question qui leur est commune à tous : quels sont les changements à l’œuvre ou les changements nécessaires pour conduire effectivement la transition vers des sociétés durables.

Les compte rendus en temps réel ont été possibles grâce à la mobilisation d’un grand nombre d’étudiants qui ont assisté à chacune des sessions et ont cherché ce qu’il y avait de plus significatif tant dans les propos des intervenants que dans les débats, en se centrant précisément sur la question des changements nécessaires. Nous avons fait le pari de la jeunesse. Ils ont fait un travail remarquable. Je vous demande de les applaudir.

Mais je souhaiterais aussi que cette synthèse « à chaud » entièrement nourrie par ce que des étudiants qui ne disposaient pas d’une expérience professionnelle personnelle sur les sujets que vous avez traités soit l’alpha et l’oméga, de même que cette synthèse en temps réel ne peut être que le point de départ d’une véritable synthèse collective de ce congrès qui a permis, par la diversité des angles d’approche, de « fixer » un point d’histoire : là où en est ce qui apparaît de plus en plus clairement comme un vaste processus collectif de changement, sans pilotage centralisé.

Pour aller plus loin, le plus difficile reste à faire : engager une seconde phase de travail, après congrès, phase toujours la plus difficile car chacun, après ce temps fort, est retourné à ses activités ordinaires. Cette seconde phase consistera pour chacun des participants à enrichir la matière collective en alimentant, comme l’ont fait les étudiants et avec les mêmes outils, la réflexion collective en disant, cette fois à partir de sa propre expérience, quels sont les changements en cours et les changements nécessaires.

Quelle peut être la portée, la légitimité de ce que je vous présente ce soir ? Cette synthèse à chaud bénéficie de ce que j’appelle une légitimité procédurale: elle découle du processus qui lui a donné naissance. Pour qu’elle bénéficie de cette légitimité, elle doit être, à l’image des travaux scientifiques, à la fois contrôlable et réfutable.

Contrôlable. Vous avez pu voir dans le hall l’affichage des « desmogrammes » (cartes conceptuelle) reflétant pour chaque session ce que les étudiants ont retenu de vos propos. L’ensemble est également d’ores et déjà sur un site web. Il va donc vous être possible de contrôler ce qui a été tiré de vos propos, de le modifier et de l’enrichir.

Réfutable. Pour des raisons matérielles évidentes, je n’ai pu l’élaborer qu’à partir de l’analyse de 62 des 90 sessions qui ont fait l’objet de compte rendus sous forme de cartes conceptuelles. Vous disposez maintenant des comptes rendus des 90 sessions, donc des mêmes matériaux que moi pour élaborer à votre tour votre propre synthèse. Tant il est vrai que quelle que soit la rigueur d’une synthèse elle nécessite, ne serait ce que pour trier à l’intérieur de matériaux si abondants, un filtre, la grille générale de lecture, implicite ou explicite, de celui qui la conduit. C’est cette tension entre objectivité des matériaux, rigueur de la construction des idées générales à partir des contributions spécifiques des sessions et subjectivité du rapporteur qui fait toute la richesse de la démarche.

Le pari des organisateurs, qui reflète lui aussi la dynamique en cours dans la société dont le présent congrès est le reflet, a été de partir d’un foisonnement d’initiatives, d’un émiettement de thèmes, comme le reflètent les 100 sessions de travail, en faisant le pari qu’il s’en dégagerait des lignes directrices pour la transition vers des sociétés durables. Cette démarche des organisateurs est conforme à une conviction exprimée dans de nombreuses sessions : le changement ne résulte pas d’une démarche « descendante », de la doctrine vers l’action, du global vers le local, de l’État vers les individus mais d’un aller et retour permanent entre action et réflexion, entre approche locale et approche globale, entre les gouvernants et les gouvernés, entre l’expérience et la construction du savoir.

Cette nouvelle dialectique se retrouve d’ailleurs, comme l’a illustré l’atelier sur l’université, dans la production elle-même du savoir. Dès lors que l’on aborde la réalité en tant que système complexe, et non plus comme le résultat du découpage de cette réalité en « morceaux », isolables les uns les autres et susceptibles de relever d’une approche en laboratoire, le mode d’approche de la réalité, le modus operandi scientifique lui-même se transforment. Pour reprendre une expression que j’utilise souvent et que j’ai retrouvé en filigrane dans de nombreuses sessions : on pense la complexité avec les pieds, à partir de réalités concrètes et chaque fois spécifiques ; petit à petit des invariants se dégagent mais ils se situent au niveau de la manière d’aborder la réalité plutôt qu’au niveau de l’énoncé de lois universelles. Et cette nouvelle attitude oblige à revoir en profondeur le slogan popularisé après le Sommet de la planète de 1992 : « penser globalement, agir localement ». En réalité nous découvrons au fil des sessions une pensée en action, l’une et l’autre se nourrissent mutuellement. Il faut à la fois penser et agir aussi bien à l’échelle locale qu’à l’échelle globale.

Je ne pourrai ici rendre compte de tout le processus de construction de perspectives générales à partir des contributions des différentes sessions. Je me bornerai d’une part à mettre en évidence ces perspectives et, à partir de quelques exemples, d’illustrer le lien entre les apports de chaque session et ces perspectives générales.

2. Ecocity 2013 : un moment historique

Les multiples sessions sont autant de points de vue sur un mouvement global. Elles agissent à la manière d’un kaléidoscope : combinés entre eux ces différents points de vue donnent le sens du mouvement. C’est ce sens du mouvement que j’ai tenté de comprendre en le resituant dans une histoire longue. En disant qu’Ecocity est un moment historique, je ne prétends pas qu’il est, par lui-même, un événement historique, j’entends qu’il se situe, dans une histoire longue, à un moment singulier parce qu’il consacre une double rupture : dans les rapports entre les villes et les États ; dans le statut des réflexions et expérimentations qui sont menées par les villes.

La rupture dans les rapports entre villes et Etats est très visible dans le débat sur les villes et la gouvernance mondiale de l’environnement. Les réseaux de villes se sont constitués historiquement pour avoir « voix au chapitre » dans les instances mondiales intergouvernementales. Mais, aujourd’hui, l’ambition est toute autre.

Tout au long de la décennie, et notamment à l’occasion des conférences internationales de Copenhague en 2009 et de Rio + 20 en 2012, les États ont avoué leur impuissance à se mettre d’accord pour gérer le bien commun. La déclaration finale de Rio + 20, équivaut pour les Etats à littéralement remettre les clés de la planète aux collectivités locales dont le rôle potentiel et les responsabilités sont soulignés de page en page. Ce transfert résulte bien entendu avant tout de la faillite des diplomaties, de l’inadaptation des modes de négociation traditionnels, qui consistent à commencer par définir des intérêts nationaux avant de les confronter entre eux, quand il s’agit d’aborder des questions radicalement nouvelles pour l’humanité, comme le changement climatique ou l’érosion de la biodiversité, questions pour lesquelles la définition d’un bien commun devrait l’emporter sur les méthodes traditionnelles de négociation.

Mais différentes sessions Ecocity permettent d’avancer aussi une autre hypothèse, plus positive celle-là : les villes et territoires sont mieux adaptés que les États pour conduire les mutations à venir. D’abord parce qu’ils sont des espaces de cohérence entre l’économique, le social et l’écologique, les liens entre eux prenant à leur échelle un sens très concret. Ensuite, et c’est un peu une découverte d’Ecocity, parce que les modes d’action des États sont mal adaptés aux nouveaux défis qui impliquent d’agir sur des « systèmes territorialisés », comme des quartiers ou des réseaux ou des processus d’apprentissage de communautés locales et non sur des objets pris isolément, comme des bâtiments, des parcelles foncières, des ménages ou des individus. Ainsi, pour reprendre l’expression de la grande juriste Mireille Delmas Marty, les réseaux de villes et de territoires se révèlent un des acteurs les plus importants de l’effort pour « humaniser la mondialisation ».

A cette rupture dans les relations entre les États, il faudrait ajouter une autre rupture, très visible dans de nombreuses sessions d’Ecocity et sur laquelle je reviendrai, celle des relations entre « gouvernants » et « gouvernés ». Les seconds n’attendent plus des premiers qu’ils prennent l’initiative et fixent le cap. L’accès à de nouveaux moyens d’information, une société civile mondiale en formation, la conscience de l’inadaptation des approches politiques classiques aux défis à relever, tout cela donne aux citoyens un nouveau souffle, les met en quelque sorte à égalité avec les institutions publiques.

Mais Ecocity révèle aussi une seconde rupture, concernant cette fois le statut des réflexions et expérimentations en cours. La session « au delà des agendas 21 » l’évoque par son titre même. En 1992, des « agendas 21 locaux » devaient simplement compléter les initiatives des États. Et il est vrai que les premiers restaient relativement timides, et consistaient parfois à « verdir » des politiques existantes sans véritable remise en cause. Cette timidité n’est plus de mise, d’abord du fait de la multiplication des initiatives et réflexions dans le monde entier, ensuite de l’ampleur de leur ambition, enfin des leçons qui peuvent maintenant en être tirées pour bénéficier à toutes les villes et à tous les territoires.

Cette ambition et cette ampleur sont le reflet d’un gigantesque processus d’apprentissage collectif à l’œuvre, thème qui ressort de nombreuses sessions : partout, on ne se borne pas, tant s’en faut, à copier des recettes, on expérimente. Il commence alors à devenir possible de tirer les leçons des expériences des uns des autres. Sur ce plan, Ecocity apparaît d’ailleurs plutôt comme une étape intermédiaire que comme un point d’arrivée : le besoin d’échange d’expériences s’exprime mais les réseaux de villes et de territoires ne sont pas encore vraiment organisés pour tirer tout le bénéfice de cet échange d’expériences. Quel pourrait être ce bénéfice ? Là aussi les différentes sessions nous apportent des réponses précises : personne ne rêve de solution passe partout qu’il suffirait de transposer d’une ville à l’autre, d’un territoire à l’autre. Chacun souligne non seulement la spécificité de chaque agglomération mais aussi de chaque quartier. L’idée de « copier les bonnes pratiques » si familière aux institutions internationales y est pratiquement absente. Est-ce à dire que l’on ne peut rien apprendre l’un de l’autre ? Bien au contraire. Mais ce que l’on peut dégager de l’échange d’expériences ce ne sont pas des recettes universelles mais des principes directeurs pour l’action, des processus reproductibles d’élaboration collective de solutions adaptées à chaque contexte.

Ainsi, l’échange d’expériences doit faire partie intégrante de la démarche d’apprentissage collectif nécessaire dans chaque ville et chaque territoire. La session « au delà des agendas 21 » dit même de façon plus radicale : « décider, c’est expérimenter, c’est un principe d’itération où l’on tire les leçons de ce que l’on fait ! ». Et cette démarche itérative vaut aussi bien pour chaque ville que pour les réseaux de villes et territoires eux-mêmes.

Je disais que l’objet même de l’expérimentation et son ambition ont changé. J’avais été intrigué, avant même que ne commence le congrès, par le grand nombre et surtout la diversité des sessions proposées par les uns et les autres. Certains sujets coulaient de source, comme l’efficacité énergétique des logements ou la mobilité douce ou encore le financement de la transition mais d’autres étaient à première vue plus étonnants, comme l’agriculture de proximité, les expériences d’innovation sociale, l’économie solidaire, les monnaies locales, sans parler d’un titre aussi énigmatique que « penser la ville comme un théâtre ». Cette diversité révélait qu’en dépassant le sujet étroit du développement durable, la question de la transition joue maintenant un rôle fédérateur pour tous ceux qui se soucient de penser autrement la ville, l’économie, la société, la gouvernance. Et l’analyse des compte rendu des sessions confirme cette intuition : les questions abordées se font mutuellement écho et apparaissent comme des volets complémentaires d’une transformation en cours qui se veut à la fois empirique, faite d’essais erreurs, et globale en ce sens qu’au bout du compte elles révèlent une vision différente de l’ensemble de la société, selon des démarches qui ne ne sauraient se réduire au programme politique classique, serait-il écologique.

Bien sûr, les participants d’Ecocity, malgré leur nombre, ne forment encore qu’un microcosme. Ils ne prétendent d’ailleurs pas représenter l’ensemble de la société mais ils ne se prétendent pas non plus, à l’instar des partis politique d’autrefois, comme une avant-garde éclairée, dont le rôle serait de guider toute la société. De même, comme l’illustre par exemple la session sur la ville « zéro carbone » la somme des transformations en cours ne prétend pas être jusqu’à présent à l’échelle des problèmes. La mise bout à bout de ces expérimentations ne construit pas encore, point sur lequel je reviendrai, une doctrine alternative cohérente sur l’économie, la gouvernance ou les régimes de gouvernance applicables aux différents biens et services. Elle révèle néanmoins une posture nouvelle, une manière pragmatique de ne pas être sidéré – au sens étymologique du terme – par l’ampleur des changements, de ne pas attendre d’ailleurs une pensée salvatrice mais de mettre en rapport transformation personnelle et transformation collective.

3. Les grands thèmes abordés au cours du congrès

Je rappelle que mon analyse ne porte que sur 62 des 90 ateliers. Je ne disposais évidemment pas du temps nécessaire pour montrer comment les perspectives générales qui se dégagent sont nées de la convergence entre les différentes sessions, ce travail détaillé, basé cette fois sur l’ensemble des sessions, reste à faire dans une seconde étape. Mon expérience de ce genre de processus collectif me suggère néanmoins que le travail mené sur près des deux tiers des ateliers ne sera pas contredit par un travail systématique et exhaustif. En effet, on pouvait craindre que la multiplicité des sujets traités privilégie des approches sectorielles qui auraient ôté toute pertinence à l’idée même de synthèse. Mais il n’en a rien été. Très vite j’ai vu apparaître de nombreuses correspondances entre les différentes sessions et se dessiner un petit nombre de grands thèmes communs. Qui plus est, j’ai noté de nombreuses correspondances entre ces thèmes eux-mêmes qui sont différents points de vue sur une même réalité. J’en décrirai ici les grandes lignes puis, dans la dernière partie, j’illustrerai la démarche en me centrant sur un thème particulier, la capacité à gérer les relations.

De façon un peu arbitraire, j’ai retenu deux thèmes transversaux à l’ensemble de ces sessions : une conception nouvelle de la société et de son rôle ;une conception nouvelle de la gouvernance. Et je compléterai cette présentation par une brève évocation de six autres thèmes récurrents qui mériteront de plus amples développement lors de la synthèse finale de la conférence : une stratégie de changement reliant de nouvelle manière le local et le global, les petits pas à une métamorphose plus vaste ; une nouvelle vision du monde et un autre système de valeurs ; une articulation nouvelle entre court terme et long terme ; un nouveau rapport au savoir ; une nouvelle conception du territoire ; une approche centrée sur les relations. Ces différents thèmes se renvoient les uns aux autres, le fil directeur commun étant l’approche des systèmes vivants complexes.

4. Une conception nouvelle de la société et de son rôle : retrouver la maîtrise de son destin

Maîtrise, initiative, confiance mutuelle sont les maîtres mots. Ce qui semble se jouer ici, c’est aussi bien le refus d’un déterminisme des techniques, de l’économie et de la mondialisation qui feraient de chaque individu le jouet passif de forces contre lesquelles il serait illusoire de se rebeller, vis-à-vis desquelles il appartiendrait à chacun de tirer isolément, voire même contre les autres, son épingle du jeu. Ce double désir de maîtriser sa destinée, de récuser les déterminismes, même s’ils se prétendent bienfaisants (comme dans le cas de la technique ou de l’économie), et de reconstruire du lien social en préférant la coopération à la compétition se retrouve sous de très nombreuses formes.

C’est d’abord la maîtrise de l’initiative, le droit de la prendre mais aussi l’affirmation de sa valeur, même si elle semble lilliputienne au regard des grands enjeux. Elle caractérise bien évidemment le mouvement des « transitioners », présenté dès la plénière d’ouverture par Rod Hopkins. Mais ce souci de reprendre l’initiative va bien au delà de ce mouvement et se retrouve dans de nombreuses sessions montrant la capacité de groupes de citoyens à précéder les initiatives publiques, à se doter d’apprentissages de la capacité à faire, dont les régies de quartier sont présentés comme un bon exemple.

Cette maîtrise, c’est aussi la maîtrise de son temps, avec l’éloge de la lenteur et de l’autonomie. C’est la maîtrise de l’information, y compris avec l’affirmation que chaque ville doit inventer ses propres indicateurs et que les labels produits par les organisations non gouvernementales ont plus de crédibilité que les labels publics.

Cette maîtrise s’étend aussi à la maîtrise de l’espace. Dans certaines sessions on parle ainsi de se réapproprier la ville, le quartier. Ce faisant, la société n’est plus définie par de grandes catégories comme la classe sociale ou l’appartenance ethnique. Elle se retisse (cette métaphore du tissage se retrouve dans plusieurs sessions) notamment par les initiatives prises en commun. Retrouver la confiance  en soi, dans le voisin et dans les autorités publiques, une confiance qui ne se décrète pas mais naît de ce que l’on a expérimenté en commun revient, sous diverses formes, dans toutes les sessions qui traitent de près ou de loin de la mobilisation des citoyens.

La sessions « faire de la ville un laboratoire » a même une très belle formule : « il faut se considérer mutuellement comme des agents de changement ». Dans la même session on parle de « collaborer au tangible pour créer de l’intangible », autre magnifique formule qui illustre comment, à travers la coopération sur des projets très concrets ce qui se joue c’est de «retisser la toile sociale ». A travers des initiatives partagées se crée le capital immatériel d’une communauté, cet art si précieux de se saisir ensemble de nouveaux défis, ce plaisir d’être acteur.

On voit là que les sessions sont allées à l’essentiel et qu’en traitant de la mobilisation des ressources des territoires elles ont identifié ce capital immatériel comme la plus précieuse de toutes.

Dans cette approche constructiviste de la société, il n’est pas étonnant que l’idée de « processus d’apprentissage » revienne sans arrêt dans les sessions, au point que la ville elle-même est désignée comme un processus d’apprentissage, par l’exemple celui de la diversité culturelle comme le dit la session sur la « ville monde ». Une autre session fait une distinction subtile, à propos de l’idée qu’il faut redensifier des tissus urbains, entre densité, compacité et complexité. D’après ce que j’ai compris la densité est la description physique, le nombre d’habitants à l’hectare. La compacité décrit une intensité des liens sociaux. La complexité va plus loin en s’intéressant non seulement à l’intensité de ces liens mais aussi à leur diversité. La complexité de la ville serait ainsi l’idéal à atteindre.

Cette valorisation de l’apprentissage et de l’initiative explique, comme on le reverra à propos de la gouvernance, l’idée d’autonomie des dynamiques sociales par rapport aux initiatives des collectivités publiques. Mais il ne s’agit pas, comme dans une ancienne tradition de société civile, méfiante par principe à l’égard de tout pouvoir, de s’opposer aux pouvoirs publics, mais de se mettre en mesure d’en être des partenaires. Au point que dans la session sur l’agriculture dans la ville, on en vient à dire que la première fonction des collectivités locales est de renforcer les apprentissages des citoyens. Dire que le premier devoir des pouvoirs publics n’est pas de financer des investissements, de faire fonctionner les services publics mais bel et bien de construire le capital immatériel de la communauté et du territoire, quelle évolution !

D’ailleurs la question n’est pas d’énoncer des préséances, de décréter qui est en avance, des citoyens ou des autorités, qui doit pousser l’autre. Si, dans certaines sessions, on s’interroge sur la capacité des pouvoirs publics à accompagner des initiatives citoyennes, dans d’autres on évoque la difficulté pour les pouvoirs publics de provoquer des prises de conscience et des changements de comportement. L’important est que ces dynamiques se rencontrent.

L’idée de maîtrise se retrouve à propos des besoins. Que les mouvements de citoyens intéressés par la transition vers des sociétés durables réagissent à la société de consommation et au tout jetable n’a rien de surprenant en soi. Mais certaines sessions vont plus loin. Dans l’une d’elles on parle d’identifier clairement les besoins réels par opposition aux besoins entretenus par les entreprises pour continuer à faire fonctionner la machine économique. Cette réflexion collective sur les besoins réels va ainsi plus loin que de simples attitudes individuelles et peut déboucher sur une nouvelle démocratie économique où une communauté s’interrogerait sur ses besoins et sur la meilleure manière d’y répondre. On retrouvera ce thème dans les nouvelles vocations des territoires à peser sur l’économie.

Vu sous l’angle de la société, cela signifie d’ailleurs de revenir au but final de la consommation, que l’on cherche dans le service finalement rendu. D’où l’intérêt porté à ce que l’on appelle l’économie de la fonctionnalité, dont l’usage partagé des biens comme l’automobile est devenu le symbole. Mais cela implique aussi une maîtrise des flux matériels, souvent mal connus et mal maîtrisés : pour maîtriser ces relations au monde il faut pouvoir connaître les flux, disposer d’une traçabilité matérielle et énergétique des systèmes de production et de consommation. Cette connaissance fait souvent défaut et la référence fréquente à des filières courtes, y compris en valorisant « la production pour soi » évoquée dans la session sur l’agriculture dans la ville est pour l’instant la seule réponse à portée de main. Je n’ai vu dans aucune session l’appel auquel je m’attendais à l’autarcie ; je reviendrai là dessus à propos de la conception du territoire : retrouver la maîtrise et valoriser l’autonomie ne signifie pas un repli sur soi. C’est aussi comme cela qu’il faut comprendre la référence aux labels : toujours ce désir de maîtriser « ce que veut faire de nous la société à notre place » en disposant de lucidité et pour cela de connaissances.

La même maîtrise des flux se retrouve à propos de l’argent, qu’il s’agisse de la session sur le crowd-funding ou de la session sur les monnaies locales.

Ce même souci de maîtrise, enfin, se retrouve à propos des techniques. Le slogan qui pourrait se dégager de différentes sessions est précisément : utiliser les techniques mais ne pas être dominé par elles. Considérer les nouvelles technologies, telles que les technologies de l’information et de la communication, comme un réservoir d’opportunités nouvelles et non comme une forme de déterminisme du progrès.

J’ai beaucoup aimé cette définition proposée par la session sur les villes intelligentes : « la ville intelligente, c’est une ville où chacun devient intelligent ». Plus d’un publicitaire rêverait d’avoir inventé la formule. Je n’ai vu aucun signe de technophobie, de méfiance a priori à l’égard des techniques, pas plus que je n’ai trouvé de fascination à leur égard.

On pourrait s’attendre, avec la conscience générale du risque, pour les modes actuels de développement et de consommation, de détruire la planète à une forme de discours culpabilisant, à une conscience douloureuse des responsabilités. Or, dans plusieurs sessions on évoque les motivations des citoyens à agir et tous soulignent au contraire l’importance du plaisir. La session « former les prochaines générations » utilise même une formule frappante : « ne pas rendre ennuyeuses des choses extraordinaires ».

Le plaisir d’être acteur l’emporte sur la conscience du devoir à accomplir. Or cet enjeu est d’importance car dans les premiers temps, beaucoup d’efforts militants pour contribuer à une prise de conscience des risques mettaient plutôt l’accent sur la culpabilisation. Mais, comme dit par exemple la session sur la « ville zéro carbone » l’enjeu est au contraire de rendre désirable cette conduite de la transition vers des sociétés durables. De montrer qu’elle est possible, que le principal enjeu est de donner le goût, le plaisir d’agir.

En même temps qu’on parle de se réapproprier sa vie, on parle de manière significative de se réapproprier sa ville. C’est devenu un objet en devenir dans lequel on peut être acteur. Responsabilité oui, mais responsabilité joyeuse, fierté d’être un acteur d’une société en train de s’inventer. D’ailleurs, plusieurs sessions insistent sur la force de l’imaginaire, sur la nécessité et le pouvoir du rêve. Dans l’une des sessions on parle de « jeu sérieux » : c’est à travers le jeu que l’on peut redécouvrir des marges de manœuvre face à un système global qui semble si souvent déterminé sans que les individus et les communautés y puissent quoique ce soit. Ces fonctions du rêve et de l’imaginaire amènent certains à parier sur les enfants, non pas parce qu’ils seraient en mesure d’assumer des responsabilités que la génération de leurs parents n’a pas été capable d’assumer mais, comme le dit une des sessions, parce qu’il faut « passer par les enfants  qui sont moins conditionnés que nous dans leur rêve ».

La session intitulée « la ville comme théâtre » souligne même que la ville se donne à voir comme une narration à la société de sa propre histoire. Et c’est parce que c’est une histoire en train de s’écrire que les gens s’y engagent.

5. Une conception nouvelle de la gouvernance

La gouvernance est ici entendue à son sens le plus large, l’art d’une société de se gérer elle même en se dotant des régulations de tous ordres – une idéologie, des institutions, des modes d’exercice du pouvoir, des processus – qui lui permettent de demeurer dans son domaine de viabilité tout en assurant le bien être de chacun.

Un thème pourrait résumer l’essentiel des propos : apprendre à gérer un système complexe. Complexe par les interactions constantes entre la biosphère et les sociétés humaines. Complexe par l’importance des effets rebond, des feed backs qui condamnent toute approche linéaire. Complexe parce que l’espace et la société ne se réduisent pas à des individus ou des lieux isolés mais se structurent en quartiers, en communautés, qui forment autant de réalités vécues. Complexe parce qu’il faut toujours en revenir aux résultats attendus et produits sans s’en tenir à des moyens matériels mobilisés pour espérer les atteindre. Complexe parce qu’il faut à la fois assumer les interdépendances globales et reconnaître la diversité des réalités locales et microlocales. Dans quelques sessions on parle, pour résumer d’un mot ce vaste programme de « gouvernance symbiotique », de « pensée symbiotique ».

Je reviendrai tout à l’heure sur la conversion des espaces et des infrastructures réalisés « au temps de l’industrie triomphante et du tout automobile » mais retiendrai ici la métaphore de l’autoroute comme critique de la pensée linéaire : on avait un problème de congestion, on y répond dans les termes immédiats dans lesquels le problème se pose en créant une nouvelle infrastructure. Mais cette création a un effet rebond, en contribuant à l’étalement urbain, à la généralisation plus grande encore de l’automobile et finalement à une plus grande congestion.

A l’instar de ce qui a été dit pour la société, les gouvernants sont ainsi invités à avoir une approche mieux maîtrisée des techniques, à sortir d’une vision linéaire du progrès, à comprendre et utiliser le fonctionnement même des écosystèmes. La session sur « la gestion des bassins versants » rappelle par exemple qu’il est bien plus économique de préserver par des forêts les zones de captage de l’eau nécessaire à l’alimentation des agglomérations que de construire et faire fonctionner des stations sophistiquées de traitement des eaux.

Cet art de raisonner sur les interactions entre les systèmes vivants, les techniques et la société est très bien décrit à propos de « l’efficacité énergétique ». Les autorités sont invitées à aborder la ville comme un système vivant, un écosystème{{, dont il est urgent de comprendre le {{métabolisme. Cette représentation analogique est jugée plus pertinente que les représentations mécaniques qui prévalaient autrefois et restent encore aujourd’hui au cœur de la planification urbaine. Mieux encore, comme le dit la session sur l’ingénierie sociale et environnementale, même un bâtiment doit être considéré comme un organisme vivant. Cela oblige à s’intéresser à l’ensemble de ses échanges tant internes qu’avec l’extérieur mais aussi à mettre au centre de la réflexion l’interaction entre les caractéristiques techniques d’un bâtiment et les comportements de ses occupants. Comme le souligne la session « accélérer les changements de comportement » il est inutile de très bien isoler les bâtiments si cela conduit ses occupants à ne plus se préoccuper d’économie d’énergie, ce qui induit un effet rebond estimé à 40 % de l’efficacité attendue des mesures d’isolation.

On a déjà dit l’insistance sur l’idée qu’il n’y a pas de modèle à copier mais plutôt, comme le dit la session, « la mobilité en temps de crise », une vaste palette de solutions possibles dont il faut s’inspirer pour aboutir à du « cousu main ». La gouvernance que les participants appellent de leur vœu est une gouvernance qui sait mieux qu’aujourd’hui combiner unité et diversité. Unité car les stratégies urbaines s’inscrivent dans une dynamique d’ensemble de la transition. Diversité parce que les stratégies doivent être adaptées à l’infinie diversité des réalités, des quartiers, des attentes des habitants.

C’est à dessein que je parle ici de stratégie tant il est visible que l’on passe d’une démarche planificatrice à une démarche stratégique. Chacun souligne l’importance du long terme. L’idée d’une continuité des politiques nécessaires à la transition se retrouve dans de nombreuses sessions. Trente à quarante ans, précise même la session « ville zéro carbone ». Mais perspectives à long terme ne signifient pas pour autant rigidité à long terme, prévisibilité des actions longtemps à l’avance. En effet, si les actions naissent d’un processus de travail associant les différents acteurs, elles sont irréductibles à des investissements que les pouvoirs publics planifieraient longtemps à l’avance. Au contraire, beaucoup de sessions insistent sur l’importance de la flexibilité: face à des évolutions imprévisibles, la sagesse exige de prendre conscience que les investissements à long terme qui sont consentis, dans les infrastructures et dans le logement par exemple, risquent fort de connaître dans l’avenir des usages bien différents de ceux que l’on prévoit le jour où on les a conçus. On en veut pour preuve les difficultés rencontrées aujourd’hui par les villes : que faire des banlieues conçues pour des familles et pour l’usage exclusif de l’automobile, quand on voit le vieillissement de la population et le déclin de la civilisation de la voiture ? que faire de quartiers uni-fonctionnels, ou des zones industrielles du passé qui ont perdu leur raison d’être ?

A l’image de ces autoroutes urbaines reconverties en espaces publics quel sera le devenir de ce que l’on construit aujourd’hui ? Savoir que les investissements à long terme vivront dans un environnement différent et seront le support d’usages différents de ceux auxquels on songe aujourd’hui conduit à modifier en profondeur leur conception elle-même. A rebours de l’approche mono-fonctionnelle qui caractérisait la planification des décennies passées, la session sur « les ports » invite par exemple à considérer ceux-ci non plus seulement dans leur fonction première mais comme de vastes espaces dont il importe d’utiliser au mieux tous les atouts.

L’approche nouvelle de la gouvernance met également l’accent sur les processus de création commune des politiques plutôt que sur des institutions, conçues comme des objets statiques dotés de compétences qui les enfermeraient dans une approche sectorielle de l’écosystème urbain et une approche plus ou moins paternaliste de la société. Tout cela, une fois énoncé, semble presque évident. Mais en réalité, que de remises en cause des modèles mentaux classiques de la gouvernance ! On pourra disserter sans fin sur une approche symbiotique de la gouvernance, on n’arrivera à rien de déterminant, dit la session « les urbanistes planent-ils » si l’on ne réduit pas l’hiatus entre les outils intellectuels qui visent à concevoir une  ville intégrée et le système décisionnel qui, lui, reste cloisonné par strates et par secteurs d’activités, dominé par une approche planificatrice et par des préoccupations de court terme.

Ce qui plaide pour une réflexion collective, menée au niveau des réseaux de villes sur l’ingénierie institutionnelle : comment concevoir des institutions et des processus capables, dans la pratique, de fournir aux responsables et aux citoyens les connaissances nécessaires sur les métabolismes territoriaux, capables de mettre en œuvre des approches intégrées, capables d’entrer dans des processus de création collective avec l’ensemble des acteurs, capables de stratégies – avec ce que cela implique de redéfinition des rapports entre le pouvoir politique et le pouvoir administratif – capables de toujours mettre en avant des obligations de résultats plutôt que des moyens stéréotypés de les atteindre ? On voit à ces multiples interrogations que le processus de transformation de la gouvernance n’en n’est qu’à ses débuts, que les exemples présentés demeurent, en raison de modes de gouvernance qui ne se sont pas encore globalement transformé, plutôt de brillantes exceptions que des réalités générales.

Mais la réflexion des sessions sur la gouvernance n’interpelle pas seulement le fonctionnement des institutions locales. L’une des sessions parle explicitement de l’importance de repenser les relations entre les niveaux de gouvernance et cette idée se retrouve, parfois de façon plus implicite, dans de nombreuses sessions. Dès lors, par exemple, que l’on reconnaît que le logiciel intellectuel des États ne permet pas de travailler à l’échelle de communautés locales ou de quartiers, et que la structuration des États en départements ministériels aux compétences cloisonnées sera longue à transformer, la conclusion qui s’impose est que même les politiques d’État devraient être menées à travers des politiques et des institutions locales mieux armées pour cette approche intégrée. Cette nécessité d’une gouvernance à multi-niveaux se trouve explicitée par la session sur la « gouvernance partagée » de façon très originale et pertinente et se retrouve aussi dans la session sur « l’agriculture urbaine » : il s’agit dans un premier temps de ne plus considérer les frontières comme une limite opposant deux univers, par exemple la ville et la campagne mais au contraire comme un lien. Au plan symbolique ce lien se retrouve même dans l’usage nouveau de matériaux organiques comme la paille dans la construction des bâtiments. On pourrait à cet égard parler de déconstruction de concepts séculaires fonctionnant en opposition comme  la ville d’un côté,  la campagne de l’autre. Mais faire disparaître les frontières ne signifie pas pour autant abolir toutes délimitations. Au contraire, s’intéresser aux flux d’échanges entre les parties des écosystèmes implique de disposer pour chacune des parties d’une membrane virtuelle : comment gérer une ville comme un organisme vivant si l’on ne dispose pas des moyens d’en comprendre le métabolisme, d’en gérer les liens avec l’extérieur ? de mesurer à la fois les flux – de matières, d’énergie, d’argent, d’informations, etc.. - qui circulent à l’intérieur de la ville et qui s’échangent avec l’extérieur ? C’est d’ailleurs ce que souligne le PNUE avec son programme visant à une meilleure connaissance des flux entrant et sortant des villes et des territoires.

Ces réflexions interpellent donc à la fois le fonctionnement effectif de nos collectivités territoriales et l’articulation des gouvernances aux différentes échelles. Mais elles interpellent aussi et de façon aussi vigoureuse la démocratie elle-même. On comprend bien, avec tout ce qui a été dit sur l’engagement des citoyens, que la démocratie ne saurait se réduire à un vote et la crédibilité des pouvoirs publics locaux ne saurait se réduire à la réalisation de promesses électorales. De même, on l’a vu, qu’il est illusoire d’isoler ce qui serait la sphère de l’action locale par opposition à la sphère de l’action nationale et globale, de même le corollaire de l’exigence de continuité de la conduite de la transition sur trente ou quarante ans met à mal l’idée d’un contrat politique entre des dirigeants locaux et la population qui se cantonnerait à une mandature. Au point que dans la session « contraintes démocratiques et transition » on voit dans ces nouvelles démarches  le moyen de sauver la démocratie elle-même,  en imposant son inscription dans la longue durée et en redéfinissant les liens entre le local et le global.

6. Une nouvelle approche du changement, du temps et de l’espace

Les six thèmes récurrents qui viennent compléter les deux thèmes que je viens d’exposer sont, je le rappelle, les suivants : une stratégie de changement reliant le local et le global ; une nouvelle vision du monde et un autre système de valeurs ; l’articulation entre court terme et long terme ; un nouveau rapport au savoir ; une nouvelle conception du territoire ; une approche centrée sur les relations.

6.1 Une stratégie de changement reliant le local et le global

Cette stratégie de changement se retrouve aussi bien pour la société que pour la gouvernance. J’ai retrouvé à travers les sessions de nombreux aspects de ce que j’ai décrit dans mon livre « l’Essai sur l’oeconomie » comme « les trois losanges du changement » : pour conduire un changement systémique, il faut une convergence entre différents types d’acteurs ; il faut agir à différentes échelles ; il faut suivre un certain nombres d’étapes.

Beaucoup de sessions insistent sur la place des acteurs. Pour les citoyens, cette transition vers des sociétés durables représente un enjeu si vaste qu’il leur paraît hors de portée. D’où les idées déjà évoquées : il faut rendre visible la « mise en marche ». « Donner à voir » l’évolution, mettre en scène la capacité d’agir ne sont pas de simples actes de communication vers l’extérieur, ils font partie intégrante de la stratégie de changement et, si l’on peut me permettre cette expression, ils servent à se donner du courage. D’où l’importance accordée dans différentes sessions aux indicateurs, qu’il s’agisse d’indicateurs communs à différentes villes pour permettre de les situer les unes par rapport aux autres ou qu’il s’agisse, plus encore, des indicateurs dont se dotent eux-mêmes les acteurs pour mesurer le chemin parcouru.

Au delà de la prise de conscience de l’ampleur des défis, qui peut avoir un effet culpabilisant, on souligne dans différentes sessions la nécessité de rendre le changement désirable pour unir ce qu’on pourrait appeler « les alliés du changement ». Pour les mêmes raisons, on souligne qu’une démarche purement normative ou répressive des pouvoirs publics locaux ou nationaux, par normes et sanctions, par exemple à propos de la mobilité ou de l’efficacité énergétique ne suffit pas ; elle doit s’accompagner de mesures plus positives d’encouragement.

Aux lieu et place d’une planification qui partirait des résultats attendus à long terme et en déduirait des étapes intermédiaires, de façon quelque peu militaire, on préfère souligner l’importance des processus d’apprentissage collectif, escomptant en quelque sorte un processus en boule de neige qui ira en s’accélérant. La limite de cette approche empirique et stratégique est évidemment de se masquer la disproportion entre l’ampleur et le rythme des changements déjà entrepris et ceux qu’il faudrait entreprendre. Ce que montrent bien les scénarios de la ville « post-carbone » : sans un changement beaucoup plus profond des modes de régulation, par exemple des prix de l’énergie, la division par quatre des consommations d’énergie fossile ne peut être atteinte en 2050.

Nul doute qu’il va falloir très vite inventer une combinaison des deux approches en gardant tout le caractère dynamique, j’allais dire festif, de ces apprentissages collectifs, tout en concevant des modes d’action qui soient, eux, réellement à l’échelle du problème.

6.2. Une nouvelle vision du monde et de nouvelles valeurs

Beaucoup de sessions soulignent une forme de retournement, de reconversion. Un philosophe comme Mallebranche, au XVIIe siècle, assimilait un animal à une machine. L’agriculture industrielle du XXe siècle a cru pouvoir s’affranchir de la dynamique des écosystèmes. La ville planifiée, juxtaposant des espaces uni-fonctionnels, relève de la même métaphore mécanique et industrielle. Or, dans les sessions, on parle sans cesse de « s’inspirer du vivant ».

On comprend la place symbolique qu’occupe dans l’esprit des participants l’agriculture biologique : elle incarne en effet ce retournement de la pensée, cette capacité, en mobilisant les connaissances les plus modernes, d’inscrire la production agricole à l’intérieur du fonctionnement des écosystèmes naturels. Même retournement pour la ville. On passe, joli symbole, de l’animal machine de Mallebranche au bâtiment organisme vivant (incluant ses habitants), ayant son métabolisme propre.

Ce retournement de la vision du monde a pour corollaire un retournement semblable du système de valeurs. Il prend lui aussi le contre-pied de la société industrielle et des hypothèses fondatrices de l’économie de marché : on parle maintenant de naturalité, de simplicité, de coopération, de diversité, de proximité, de solidarité. Il serait audacieux de prétendre que ce nouveau système de valeurs a déjà balayé le précédent. Les participants, dans les faits, baignent encore tous dans un univers quotidien façonné par la société industrielle, la consommation de masse, la mondialisation des marchés, la concurrence économique, l’entretien de la machine économique par la création incessante de nouveaux besoins. Il en va de ce changement de vision du monde comme de la stratégie de changement, il ne faudrait pas confondre un phénomène émergent avec une transformation déjà accomplie. La question majeure est de savoir à travers quels nouveaux modèles économiques, quels nouveaux modèles d’éducation, quelle démocratie économique à l’échelle des territoires, quels outils de régulation de la consommation d’énergie fossile et de matières premières cette nouvelle vision du monde passe du vœu à la réalité. Ce que montrent néanmoins les sessions c’est que cette nouvelle vision du monde et ce nouveau système de valeurs ont quitté l’intimité de cénacles écologiques pour interpeller maintenant l’ensemble de la société, l’ensemble de l’économie et l’ensemble de l’industrie. Ce qui n’est pas rien.

6.3. Le rapport au temps

On voit bien dans les différentes sessions apparaître deux préoccupations relatives au temps. D’un côté, on reconnaît la nécessité de s’engager à long terme pour parvenir à cette véritable métamorphose de la société, de l’économie et des villes que chacun appelle de ses vœux. Et, en même temps, qu’il s’agisse de l’ancien tissu industriel désaffecté, de bâtiments dont les usages ont changé, de quartiers dont la population s’est renouvelée, d’autoroutes urbaines qu’il faut reconvertir, de banlieues résidentielles conçues pour des familles et en fonction de prix de l’énergie qui ne vont bientôt plus correspondre à la réalité, que des ruptures peuvent se produire et que de ce fait agir à long terme ne permet pas de fonder sur des investissements à long terme sur les hypothèses d’aujourd’hui.

C’est ce qui explique un triple rapport au temps très sensible dans de nombreuses sessions. Tout d’abord, l’insistance sur l’action à court terme, dont j’ai déjà abondamment parlé, et dont le mouvement des « transitioners » est le symbole : certes il faut viser le très long terme mais l’important est d’agir tout de suite pour donner le sens du mouvement. Deuxièmement, le très long terme implique de mettre en place des dynamiques sociales qui puissent surmonter l’incapacité formelle des démocraties à s’engager sur le long terme. Enfin, en troisième lieu, la nécessité de prendre en compte l’imprévisible de façon à ce qu’investissement à long terme n’implique pas rigidité des usages.

6.4. Le rapport aux savoirs

La nécessité, soulignée dans de nombreuses sessions, de traiter d’objets complexes, qu’il s’agisse de territoires, de quartiers, d’écosystèmes où les interactions sont multiples et non linéaires, a d’importantes conséquences sur la construction des savoirs. Chaque « objet » devient unique et la compréhension des multiples interactions internes ou avec l’extérieur interdit de l’aborder en mettant bout à bout des « lois universelles » qui pourraient être élaborées selon les méthodes de la science empirique du XIXe et du XXe siècle.

Ceci a évidemment des conséquence dans la production même des savoirs, comme le décrit la session sur l’université. L’impératif de liens plus étroits entre l’université et les territoires ne se réduit donc plus à la question de savoir si les connaissances accumulées au sein de l’université peuvent servir aux territoires où elles sont implantées. Une autre dimension vient s’ajouter : le territoire lui-même devient un support essentiel à la production des savoirs.

6.5. Un nouveau rapport aux territoires

Ce nouveau rapport a plusieurs sources. Je me bornerai ici à en mentionner deux qui, mine de rien, ont des conséquences majeures sur la définition même de ce que l’on entend par territoire. La première, c’est de considérer la ville comme un vaste apprentissage collectif. La ville n’est plus un objet physique, mais une communauté définie par l’intensité de ses liens internes. Deuxième évolution, l’insistance sur les flux de matières, d’informations, d’argent (comme l’évoque la session sur les monnaies locales) dont le territoire, la ville, sont le siège. Toujours cette analogie avec les organismes vivants : comment gérer un territoire, une ville, sans en comprendre le métabolisme ?

6.6. Les relations, au cœur de la gouvernance, de l’économie et de la société

C’est un autre corollaire de l’approche « symbiotique » qui s’impose progressivement. Qu’il s’agisse des relations entre échelles de gouvernance, des relations entre acteurs, des relations entre problèmes, des relations internes ou externes aux territoires, la société et la gouvernance ne sont plus considérées comme une juxtaposition d’objets mais comme les relations entre eux.

Je terminerai par ce qui m’est apparu, du moins dans les 62 sessions sur lesquelles se fonde la présente synthèse « à chaud », comme un déficit d’investissement intellectuel. La gestion des biens communs est abordée dans différentes sessions sur l’eau, sur l’air, sur les services publics, sur le foncier. Elle révèle dans ces différentes sessions les recherches et tâtonnements en cours pour inventer de nouvelles modalités de gestion de ces biens communs, passant par la nécessité de disposer d’une comptabilité des gains et des pertes qui ne se réduisent pas à une comptabilité purement financière ou par de nouveaux modes de tarification des services.

Une réflexion nouvelle se fait jour, par exemple à la session sur l’air, qui parle d’échanges obligatoires de quotas. De même, les sessions qui traitent de l’économie mettent tout en avant, la nécessité de dépasser l’approche actuelle de la mise en concurrence pour aller vers la coopération. Il n’en reste pas moins, me semble-t-il, que la réflexion sur les régimes de gouvernance des biens et services qui ne peuvent relever du seul marché reste encore insuffisante. C’est l’un des points sur lesquels les réseaux de villes devraient maintenant faire un effort conjoint et j’espère que la prochaine édition d’Ecocity, à Abou Dhabi sera l’occasion d’un nouveau progrès décisif.