Rencontre ISERIS : La complexité est une fête

Pierre Calame, mars 1995

Cette fiche propose une réflexion sur la nécessité de s’inscrire dans des réseaux, et de partir de l’expérience vécue au niveau local.

Qui veut relever les grands défis de l’humanité, c’est à dire qui veut agir avec réalisme - en prenant les problèmes tels qu’ils sont, c’est à dire complexes - dans la diversité et en s’inscrivant dans la durée, est confronté à un problème central, celui de l’action dans la complexité.

Il ressort de ce texte, qui se base sur l’expérience de la Fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l’Homme, qu’agir dans la complexité implique à la fois d’accorder la priorité au chemin et à la pertinence par rapport à la procédure et au résultat, de confronter ses représentations avec d’autres pour construire des visions communes et d’agir selon une stratégie frontale, autrement dit de s’inscrire dans des réseaux, et de partir de l’expérience vécue au niveau local.

Régis Ribette : « Le sujet essentiel de notre rencontre ISERIS va porter ce soir sur « agir dans la complexité » de la Fondation pour le progrès de l’Homme. Je voudrais vous présenter notre hôte. Nous sommes là ce soir à double titre, d’abord parce que, cher Monsieur, vous êtes notre hôte et nous vous en remercions. Nous avons cherché à répartir Iseris en un certain nombre de pôles; le siège est au Futuroscope pour le symbole, l’intendance est au Conservatoire, ça c’est l’incarnation. Mais je dirais d’autre part que la symbolique de nous rencontrer à la Fondation pour le progrès de l’Homme est pour nous quelque chose de très important. Nous nous en réjouissons et je tenais à vous exprimer nos remerciements, pour votre accueil et votre hospitalité.

Le point le plus important est ce que vous allez nous dire sur la Fondation pour le progrès de l’Homme. On peut se demander comment un homme comme vous, qui est le produit de nos grandes écoles c’est-à-dire d’une formation positiviste, s’est intéressé à l’Homme et surtout cherche à mettre en place toute une méthodologie de pensée et d’action extrêmement originale et dont on verra les résultats au bout d’un certain temps - il faut du temps en toutes choses! Mais déjà on sent vraiment dans ce que vous avez incarné dans votre Fondation, une dynamique extrêmement ambitieuse.

Pour introduire notre débat, j’aimerais vous poser quelques questions qui sont des questions que nous aurions pu vous poser par le Constructel, j’y remédie en quelque sorte. Vous avez écrit dans Mission Possible, et peut être dans d’autres de vos ouvrages, que la Fondation pour le progrès de l’Homme n’était pas une grande Fondation. Que peut faire aujourd’hui dans le monde une Fondation pour le progrès de l’Homme, pour un véritable progrès ? Qu’est ce que l’on peut imaginer à notre époque comme voie pour ce progrès de l’Homme ? Agir dans la complexité, je l’évoquais tout à l’heure, avec méthode dans la pensée et l’action, la méthode des petits pas… Dans votre livre vous reprenez souvent les images du chemin. J’ai tout de même une vieille chanson : « pour avancer il faut mettre un pied devant l’autre et recommencer ». La politique des petits pas, c’est la construction du chemin. Avez-vous là dessus une méthode miracle qui pourrait nous inspirer, et nous intéresser fortement, puisque comme vous le savez, l’objet d’ISERIS est justement d’analyser et d’observer toutes ces pratiques de conduite en milieu complexe ? Comment peut-on de façon réaliste faire progresser les choses ?

Vous aviez mis sur pied un groupe qui s’appelait le Groupe de Vézelay, lequel a terminé ses travaux, et à partir de ces travaux, vous avez l’ambition dans quelques années de réunir les États Généraux de la planète. Alors je dirais pourquoi pas ? Bien sur d’autres l’ont fait il y a quelques deux siècles, mais ce qui me paraît intéressant dans votre approche, c’est la méthode. Pour cela vous ne prétendez pas mettre en place de grandes structures mais au contraire profiter de ces démarches à petits pas pour faire évoluer les représentations que les hommes se font du problème de notre monde. A partir de cette maturation progressive en « boule de neige », votre souhait est d’arriver peut-être à ce point de convergence dans quelques temps qui sera donc cette convocation des états généraux de la planète. Vous aurez certainement des choses intéressantes à nous dire sur ce sujet là, même si on en est encore à quelques distance dans le temps.

Enfin, un dernier point, peut être plus spécifique et hélas d’une actualité très criante : nous savons que le chômage continuera à monter si on ne fait pas quelque chose - pas forcément les grandes recettes des économistes. Ils disent qu’aujourd’hui ils sont des économistes malheureux. Les économistes ne savent plus comment faire. Par conséquent, que faire par rapport au problème du chômage, et surtout comment faire pour que chaque personne ait un droit à l’utilité sociale ? C’est un thème que de notre côté nous reprenons beaucoup. Nous pensons que les emplois manufacturiers vont continuer à dominer et qu’il faut inventer des activités à utilité sociale et sociétale. Nous ne les connaissons pas encore, mais elles restent à prouver. Justement sur ce droit à utilité sociale, que pouvez-vous nous dire ?

Après cette salve de questions nous allons vous écouter. »

Pierre Calame : « Merci de m’écouter mais surtout merci de m’interrompre, surtout quand c’est improvisé. Quelques-uns me connaissent et savent que je suis d’un tempérament passionné, il est plus compliqué de m’arrêter que de me lancer. Donc merci de m’arrêter.

Ce que je vais essayer de narrer n’est pas quelque chose de rationnel, c’est plutôt de l’ordre des aventures où le désir et le destin tiennent dans l’histoire beaucoup plus de place que dans la manière dont on le rationalise à posteriori. C’est de cela que j’essaierai de rendre compte. Je raconterai une série d’aventures humaines. Ont-elles une logique ? Certainement! Vous la verrez mieux que moi sans doute.

Tout d’abord, c’est vrai que sur le plan de l’histoire personnelle, je dirai comment un pur produit de la nomenklatura positiviste peut arriver à se poser des questions là dessus. J’ai envie de dire simplement : cela vient très tôt! Je me souviens que ma grande préoccupation, c’était qu’il y ait un minimum d’unité dans la vie, entre les questions que l’on se pose sur le plan philosophique et spirituel, et le métier que l’on fait. J’ai trouvé très tôt qu’il existe deux luxes fondamentaux, l’un d’avoir un métier qui mette en rapport ce que l’on fait huit heures par jour avec le sens de la vie, et puis l’autre, celui d’avoir une vie de permanent enrichissement. Ces deux aspects m’ont retenu de faire de la recherche en mathématique. J’ai réalisé que c’était un métier où l’on avait la chance de trouver l’optimum de ses possibilités vers trente ans; et l’idée de passer cinquante ans à « me survivre » ne me plaisait pas réellement. J’avais envie de quelque chose qui me permette d’être plus solide à soixante dix ans qu’à trente. Si j’ai choisi l’aménagement urbain comme premier métier, c’est parce que cela cristallisait ces deux choses, pouvoir accorder le sens et l’action, et avoir quelque chose de l’ordre de la maturation lente. Ce qui est de l’ordre de la maturation lente n’est pas de l’ordre de l’intelligibilité des équations, de l’ordre de la manipulation des idées, c’est ce qui est de l’ordre de la compréhension des Hommes. C’est donc ainsi que je suis entré dans ce métier. On peut donc dire que mon premier souci, c’est que la vie vaille la peine d’être vécue, et le luxe suprême pour moi ce n’est pas le « fric », c’est de pouvoir avoir la liberté de faire ce qu’on ressent. C’est aussi pourquoi je ressens l’aventure de la Fondation comme un privilège total.

Quand je suis sorti des Ponts et Chaussées, c’était l’époque où mon corps professionnel venait de prendre le pouvoir sur l’urbanisme, avec la loi sur l’orientation foncière et urbaine qui a instauré les schémas directeurs; c’était une compétition qui a imposé les corps d’ingénieur d’état au monde traditionnel des urbanistes, je dirais que c’était une victoire en rase campagne totale. Je m’étais aperçu avec horreur que ce corps prenait un pouvoir social sur un domaine où il n’avait strictement aucune compétence. En sortant de l’école des ponts, je pouvais tout de suite devenir chef de ceci ou de cela… J’ai eu l’intuition que ce n’est pas en tant que chef que l’on apprend! Je suis donc parti sur la recherche en sociologie et en économie, parce que je crois qu’il fallait apprendre.

Quand je suis venu à la Fondation, ce fut d’un tout autre ordre. C’est vraiment de l’ordre du destin. Si l’on m’avait dit il y a quinze ans « tu présideras une Fondation », j’aurai rigolé. Moi ce qui me passionnait, c’était l’évolution de l’État. Une Fondation, ce n’était pas tellement mon truc! Le destin c’est simplement que ma mère s’est trouvée la secrétaire pendant quarante ans de la personne qui a fondé cela. Elle était son exécutrice testamentaire, et elle s’est retrouvée avec cela sur les bras, elle était bien âgée, et lorsque nous sommes revenus du Nord avec mon épouse, mon épouse s’y est « collée » en disant « il faut qu’on lui file un coup de main ». Il y avait quelque chose à faire. On ne savait pas encore quoi. Quand on a senti que ça devenait compliqué, qu’il y avait une aventure à monter, j’ai quitté l’administration, parce que j’ai trouvé que c’était plus intéressant et positif. Ni dans mon histoire, ni du côté de la Fondation, rien n’est du côté de la raison! Tout est du côté du destin.

Quand on s’est retrouvé en face de cette histoire là, la gestion d’un patrimoine et la gestion des buts de la Fondation étaient deux éléments centraux. Ce dont nous allions devoir faire bon usage, c’était d’une part la totale indépendance et d’autre part la durée. Quant à la durée, j’ai été très marqué par le rétrécissement de l’État à partir du milieu des années soixante dix à quatre-vingts : on finit par confondre autorisation de programme et engagement, engagement et crédit de paiement. La capacité à penser une mutation se dilue dans l’annualité budgétaire. Et pourtant, ce constat historique est que ce n’est pas fatal, c’est une dégradation de pensée ! C’est dans les têtes que cela se passe. Je suis convaincu que la seule chose qui vaille, c’est la transformation progressive des sociétés par elles-mêmes, et que cela prend du temps. Toute perte de vision d’un désir d’universel, c’est-à-dire de durée me paraissait un péché contre l’esprit. Ce souci de la durée a été un élément essentiel de notre réflexion sur la Fondation. Deuxième élément : c’est la possibilité de vouloir. On avait à refaire les statuts, ils étaient périmés. On n’avait comme borne que notre vouloir ! Et là, nous n’avions pas le droit de dire, « limitons-nous » et « enfermons-nous parce que notre liberté nous fait peur ». On a dit : on va essayer de faire quelque chose, même si tout cela nous est tombé sur le nez par le destin. Il a donc fallu mener une réflexion sur : « que peut-on faire d’une petite chose, qui soit utile dans le monde d’aujourd’hui ?  »

Je voudrais mentionner suite à cela une conversation que j’aie eue au Chili à la fin des années quatre-vingts avec le Directeur de la Banque du Développement. On se demandait : qu’est-ce que peut faire une petite chose ? Et j’ai fait le calcul suivant : dans le monde ce qui compte, ce n’est pas le poids, ce qui compte ce sont les marges de manœuvre. J’étais bien placé pour le savoir après vint-cinq ans de service public ; oui on brasse des milliards! Mais quand on regarde les marges de manœuvre par année, quand on compte tous les coups partis, plus - et surtout - les frais de fonctionnement, quand on ajoute le fait que pour se donner des marges de manœuvre dans le coup d’avant, on a déjà gagé la suite… Eh bien la marge de manœuvre au sein d’un ministère comme celui du ministère de l’équipement, c’est 1/100, celle d’un ministère comme celui de l’Éducation nationale, c’est 1/1000 ! Si nous disposons d’un outil avec 1/10 000ème des poids de l’Éducation nationale, mais avec 100/100 de marges de manœuvre, on a en capacité d’initiative le 1/10ème de capacité de l’Éducation nationale ! C’est cela qui nous à conduit à la Fondation, à budgéter la totalité de l’action dès le premier jour où l’on s’engage. On s’interdît, sous prétexte de faire plus aujourd’hui, de gager nos marges de manœuvres de demain. Au fond, notre capacité de proposition est liée à ces marges de manœuvre. Cela se traduit concrètement - j’y reviendrai par la suite - par l’aspect organisationnel (qui est ma marotte). Comment traduit-on cela sur le plan de l’organisation, dans la pratique concrète et l’analyse budgétaire ? Pour mémoire je signale que l’on a sorti un document L’essentiel est aux cuisines - il est épuisé mais on pourra le retirer - qui reprend ce que je développe dans mon livre, et qui raconte le « menu », comment nous avons fabriqué nos petits outils de gestion pour essayer de répondre à cela. Si on reste dans la théorie, si on ne la traduit pas sur le plan microscopique avec nos outils de gestion, ça ne marche pas ! Ce sont les outils de gestion qui finissent par imposer leur logique, et pas du tout « les baratins ».

Quand, avec mon épouse, nous avons essayé de repenser la Fondation, une première question que l’on s’est posée était : de quoi une fondation meurt ? Si l’enjeu, c’est la durée, si c’est cela qui donne la capacité d’initiatives, autant savoir comment on meurt. On s’est aperçu qu’il y a deux mécanismes par lesquels les fondations meurent. Le premier mécanisme est celui de la mauvaise gestion du patrimoine ; les gens sont intéressés par les buts. C’est typique de la Fondation de l’Académie des sciences : on investit un héritage immobilier… Et vingt ans après il n’y a plus rien. On s’est donc doté d’une rigueur et d’une gestion financière pour dire : dans cinquante ans on existe et on représente la même force de frappe. Sauf grandes crises, je crois que l’on s’est un peu organisé pour y arriver et dissocier les budgets annuels de Fondation des revenus du patrimoine qui sont fluctuants; pour avoir une stratégie dans la durée il faut avoir une continuité de budget. On a fixé des règles de bon père de famille pour faire un prélèvement moyen qui permette de maintenir le patrimoine afin d’assurer la durée. Ainsi donc la première manière par laquelle une fondation meurt est que son patrimoine est mal géré. La deuxième manière - aussi sérieuse - c’est que son objet a disparu. Il y avait d’innombrables fondations pour la lutte contre la tuberculose, ou pour d’autres courses, pour telle découverte scientifique.. On s’est aperçu qu’il y a une contradiction entre la notion de fondation dans la durée (gestion dans la durée d’un patrimoine) et les objets qui sont les objets d’intérêt public au moment où la fondation est créée. C’est pourquoi on a créé une fondation non pas construite sur un objet mais sur une question. Ce sera à la charge de nos successeurs de traduire opérationnellement la question en fonction de l’époque dans laquelle ils seront. Cette question centrale est née au confluent des préoccupations du Fondateur, du « constituteur de patrimoine » et des questions de cette fin de vingtième siècle. Une des questions centrales de cette fin du vingtième siècle est la suivante : comment se fait-il que l’on n’ait jamais été aussi savants et que les défis auxquels est confrontée l’humanité soient aussi énormes et de plus en plus énormes ? En d’autres termes pourquoi l’article de foi du siècle des lumières s’est-il trouvé contourné par l’histoire ? Pourquoi la science comme la langue d’Esope est-elle capable du meilleur comme du pire, de la libération comme de son contraire ? Pourquoi y a-t-il si peu de rapports entre projet des sciences et projet des Hommes, et enfin comment faire en sorte que les connaissances produites servent au progrès des Hommes ? Voila comment s’est constitué l’objet de la Fondation.

On a commencé à plonger, et cela a permis de définir les contours de la Fondation. Pour ceux que ça intéresse, en raison de l’importance que l’on accorde au chemin, on a rédigé « La Fondation en chemin ». Toute cette histoire là est racontée dans quatre volumes. Le cinquième va sortir cette année. Elle est à votre disposition si vous le souhaitez. Je voudrais maintenant réfléchir avec vous à la motivation de réalisme. Pour les personnes qui écoutent, présenter la Fondation pour la première fois n’est pas chose facile car la disproportion est délirante entre les ambitions et les moyens humains et matériels. Ma réflexion personnelle sur le réalisme est la suivante : pour moi le réalisme, c’est par définition se subordonner aux faits, se subordonner au réel. Le réel, ce n’est pas le réel de la Fondation, c’est le réel du monde. Le réalisme c’est de dire : essayons de reconnaître les défis du monde tel qu’il est, et des défis du monde tels qu’ils sont. La définition que les gens donnent du réalisme est pour moi le prototype de l’idéalisme : c’est de vouloir plier le monde à ses représentations et à ses fantasmes. Ce que les gens appellent en général réalisme, c’est de réduire les problèmes du monde à ce que eux sont capables de traiter ; c’est-à-dire que c’est soi qui détermine la nature de ce que l’on va faire et pas le monde si l’on peut dire. Il est essentiel de partir de ce que sont les défis du monde, et de se demander ce que, avec de l’indépendance et de la durée, on peut faire de moins mal en étant tout petit par rapport à ces défis. Voilà ma propre définition du réalisme.

Cette attitude a induit des problèmes existentiels auxquels succombent à peu près toutes les organisations. Nous risquons nous aussi de succomber si j’en juge par les débats au sein du Conseil de Fondation. Dès lors que l’on a cette démarche, « nous, petite chose, essayons de nous mettre au service le moins mal des grands défis du monde », notre utilité n’est pas mesurable. Dès lors que l’on accepte les défis collectifs, que l’on accepte d’être une petite chose parmi d’autres, essayant de pousser des transformations qui sont hors d’échelles, on accepte que notre action ne soit pas mesurable. Croyez bien que pour un Conseil de Fondation qui est responsable de la gestion d’argent, dire d’entrée de jeu que l’on accepte de définir notre action en fonction de sa pertinence mais pas en fonction de la mesure possible du résultat, ce n’est pas si simple à vivre sur un plan existentiel. La plupart des organismes - je pense à ceux qui travaillent dans le développement - sont dans une logique d’offre. Je pourrais en expliquer longuement les effets pervers sur les conséquences du développement. Ce qui détermine l’action de ces organismes, c’est leur désir de mesurer leur utilité. L’on s’engage plus facilement sur le rural que sur l’urbain parce que l’urbain c’est trop compliqué. Le fait que l’on ait besoin de rendre compte par des photos à ceux qui ont financé, leur dire à quoi cela a servi amène à ne financer que ce qui peut se prendre en photos, etc… De fil en aiguille l’inefficacité est enracinée organiquement dans le besoin existentiel des gens d’évaluer leur efficacité. J’avoue que j’ai été un peu protégé de toute tentation par la pratique de l’État : quand on a le goût du service public, on accepte d’entrée de jeu d’inscrire son moi dans quelque chose de collectif et de renoncer à mesurer en disant « c’est grâce à moi qu’il y eu tel décret ». Au-delà de la capacité à mesurer l’utilité de l’action, on passe son temps dans tous les sens à mesurer la productivité, le progrès etc… on réduit ! Il y a une espèce de domination marchande, une domination de la mesure. Il faudrait avoir un débat sur la science, la manière dont la science est trop souvent assimilée à « mesurable » et non à « capacité à représenter le monde », voilà ce qui est extrêmement dominant dans notre monde. Moins les gens sont mathématiciens, plus c’est dominant ! On croit que les mathématiques, c’est de la mesure. Comme la topologie n’est pas très répandue dans les sciences sociales, l’épistémologie non plus, il y a une espèce de réduction de la définition du fait scientifique, une logique de la mesure qui s’impose ! Résister à cela c’est un effort culturel et organisationnel de tous les instants. C’est le plus difficile de tout dans un organisme comme le nôtre. A quoi a-t-on essayé de s’appliquer ? Aux défis du monde! Dans un premier temps on a essayé de comprendre comment se fait-il que la connaissance soit accumulée et qu’elle ne serve à rien, que cela ne serve pas aux vrais enjeux des hommes ? Réflexion donc sur les conditions de réflexion de production de la science, réflexion sur les conditions de mobilisation des connaissances, réflexion sur les conditions de la réflexion et de l’action. Nos documents en sont plein. Nous avons pris conscience de la notion d’entre deux, de décloisonnement. Ce sont les rapports entre les parties qui comptent, on commence à toucher directement à la complexité, là où les organismes sont organisés pour travailler sur les parties. Il y a une incapacité à travailler sur la manière dont ces choses se relient : l’extrême difficulté à relier la réflexion et l’action, le besoin de connaissance et son utilisation à l’offre éventuelle de connaissances. D’où l’accent énorme mis sur la médiation. Relation réflexion-action, médiation, décloisonnement, vision systémique, tout cela était forcément au coeur. On a eu une première période de 1983-1989, où on a financé un ensemble de projets avec une insistance de plus en plus forte sur la maïeutique avec nos partenaires. A partir de 1986, ce que nous avons soutenu, ce sont des partenaires acceptant d’établir le lien entre réflexion et action. Cela nous a fourni une grosse richesse de matériaux pour commencer à voir à partir du concret comment s’éclaire la question du rapport entre l’accumulation des connaissances et le progrès des hommes.

A partir de 1986 on a eu une conscience forte (et nous avons aussi ici beaucoup de documents) du formidable enrichissement que représentait pour nous le dialogue avec nos partenaires. L’essentiel n’est pas dans les papiers. L’essentiel naît du dialogue avec les partenaires, car dès qu’il y a papier, il y a universitaire, jugement, compte-rendu aux bailleurs de fonds, toute la dimension formelle et le jeu de rôle prend la place, alors que dans la chaleur de la discussion, une maïeutique s’établit. C’est là que ressortent les enseignements en termes de réflexion sur l’action.

Je compare souvent cette richesse d’information née de l’échange à l’hydrogène naissant : un gaz formidablement réactif mais formidablement volatile. Face à ces situations, nous nous sommes organisés pour être des butineurs, des récolteurs de miel, des gestionnaires de ruche. Cela nous a amené à partir de cette date à créer un dispositif interne de gestion de notre mémoire qui s’est traduit par la création de « fiches de suivi » informatisées. Pour chaque fiche de suivi, nous avions besoin, pour en retrouver la matière, de caractériser le contenu par des mots clé. Nous avons donc dû créer de toutes pièces un thésaurus correspondant à la véritable nature de nos échanges. Cet effort, poursuivi depuis 1986, a donné maintenant une richesse de près de 5000 fiches de suivi. C’est devenu une matière première énorme de réflexion. Chaque fois qu’on veut travailler sur une question, il nous est possible d’interroger les mots clé et de retrouver à travers eux des échanges que nous avons eus avec des partenaires 5, 6 et bientôt 10 ans auparavant. Il y a je crois une bonne centaine de questions pour lesquelles il nous est possible de retrouver cette richesse. Cela nous permet de nous demander : qu’avons-nous appris depuis huit ans avec nos partenaires ? Ces fiches de suivi, je le souligne, ne nous fournissent pas la connaissance elle-même. Ce sont tout simplement des clés d’accès à notre mémoire ou à des documents. A partir d’une phrase retrouvée dans une fiche de suivi, la mémoire revient; on se souvient de ce que l’on avait discuté à l’époque.

En parallèle, nous nous sommes dotés progressivement dans le cadre de nos conventions avec nos partenaires et dans le cadre de nos outils de gestion, d’un certain nombre de dispositifs concrets pour mobiliser la connaissance à partir de l’action. Nous avons en particulier mis l’accent sur la capitalisation de l’expérience et avons découvert que des obstacles très forts s’opposaient à ce que l’expérience née de l’action soit mise en forme et circule. Nous nous sommes rendu compte que la connaissance utile nait de l’action, qu’il fallait attendre de l’expérience plus que des laboratoires. Ces réflexions ont guidé ce que depuis 1991 nous appelons la mise en place de nos quatre politiques.

A partir de 1989, à l’initiative de mon épouse, qui est l’âme de la Fondation, qui l’a portée à ses débuts, nous nous sommes demandés si nous n’étions pas en train de devenir une machine à financer les projets. La routine vient vite! Au début la Fondation n’était pas connue et c’était formidable. Mais petit à petit le téléphone arabe a fait savoir qu’il y avait une Fondation qui finançait des projets et nous nous sommes mis à recevoir de plus en plus de demandes, 20, 30, 50, 100 par mois. L’énergie dépensée rien que pour répondre aux personnes qui nous écrivaient devenait énorme. Et du coup, des routines risquaient de se créer. C’était l’inverse de ce que nous voulions faire. Nous avons alors décidé de nous arrêter et nous avons pris dix huit mois sabbatiques. Bien entendu on a continué à accompagner financièrement les projets en route mais on n’a plus rien lancé de nouveau. On a essayé de comprendre ce que l’on faisait, on a essayé de comprendre avec nos partenaires ce qu’à leur avis il serait important de faire. Ce qui a été extrêmement riche pour nous, c’est la réaction de nos partenaires. Ils nous ont dit en substance : « c’est sympa, vous financez des trucs intéressants, un dialogue existe avec vous ». Etait ce vrai ? Il y avait de l’argent à la clé, c’est un peu compliqué à évaluer. On a cependant pris ces compliments au sérieux. Mais ajoutaient-ils « il y a mieux à faire : un projet intéressant trouve toujours un financement, par contre il y a encore des choses qui ne sont financées par personne et ce sont des choses essentielles ». L’idée d’utiliser notre liberté pour faire advenir des choses qui sont impossibles ailleurs s’imposait. C’est ainsi qu’au sortir de ces dix huit mois sabbatiques est née une tout autre fondation. On a renoncé à financer les projets concrets de recherche ou de terrain. On a reconnu qu’il existe de très grands défis auxquels est confrontée l’humanité et pour lesquels la construction collective, l’intelligence collective, l’accumulation de connaissances sont invraisemblablement faibles comparativement à ces défis. Tout se passe comme si, pour mille raisons - le corporatisme scientifique, le fonctionnement des firmes, les mécanismes du marché - il y a d’un côté des lieux où s’accumule la connaissance et de l’autre des lieux où les besoins sont flagrants, mais l’articulation de cette production de connaissances et de ces besoins se fait de plus en plus mal et cela devient de plus en plus visible. En disant cela, je ne tiens pas un discours moralisateur au premier degré en disant : « le profit est mauvais » ou « on ne s’intéresse pas aux pauvres » etc…

Très concrètement je note simplement qu’on est en train de diverger, que le fossé est de plus en plus grand entre les besoins des gens, les enjeux de notre temps et les efforts de production de connaissances. On assiste à des raffinements scientifiques et techniques de plus en plus délirants mais, en parallèle, des problèmes élémentaires, massifs ne sont pas satisfaits.

Alors nous nous sommes dit que la vocation de la Fondation devait être d’aider à ce que se construise de la connaissance sur ces défis fondamentaux, à ce que s’élaborent des stratégies collectives face à ces défis. C’est ce que nous avons exprimé dans notre nouvelle plaquette de 1991 dans laquelle nous présentons les défis que nous avons retenus comme essentiels et auxquels nous avons décidé de nous « coller ». De nous y coller avec nos petites forces mais en essayant d’avoir une approche stratégique, d’être à chaque fois une goutte d’huile qui permette de mieux faire fonctionner un travail collectif.

Les sept défis sont les suivants :

  1. L’agriculture paysanne et la modernisation;

  2. La crise de l’action publique;

  3. L’exclusion sociale;

  4. La construction de la paix;

  5. La diversité ou comment vivre en paix dans un monde de diversité, que faire des identités culturelles;

  6. Une question qui est proche des préoccupations d’ISERIS, le constat que nous sommes orphelins d’une compréhension de la manière dont le monde change : on forme des cadres techniques, des élites techniques qui transforment le monde à coup d’innovation technique mais qui le font en barbare, qui pratiquent l’innovation technique mais qui n’ont aucune idée de la manière dont ces transformations techniques induisent d’autres transformations de la société, les grandes idéologies, le déterminisme newtonien ou hégélien, se sont effondrées et, du coup le monde change très vite et nous avons jamais été aussi orphelins d’outils de compréhension sur la manière dont le monde change;

  7. La question des équilibres globaux : comment on se coltine collectivement aux équilibres ou déséquilibres de la planète et c’est cette préoccupation qui a progressivement donné naissance à l’Alliance pour un monde responsable et solidaire.

Nous avons dû inventer une nouvelle politique pour la FPH. Nous avons dû apprendre pour chacun de ces défis comment travailler avec des personnes décidées à faire face, comment relier les hommes entre eux, comment accumuler de la connaissance. Je pourrai prendre des exemples sur chacun des défis car il n’y a pas de méthode miracle, il faut inventer à chaque fois et pour chaque défi des méthodes spécifiques. Jacques Poulet-Mathis par exemple, était il y a une semaine en Afrique. Il a assisté à la constitution d’un réseau inter-africain d’organisations paysannes pour commencer à construire une parole paysanne face aux États, face au marché mondial; une pensée paysanne africaine autonome capable de mobiliser les connaissances à son profit. Je prends un autre exemple sur l’Afrique mais bien entendu je pourrais parler d’autres continents. Nous nous sommes trouvés embarqués dans le processus de reconstruction du Rwanda. La question qui nous était posée était la suivante : comment mobiliser au service d’une collectivité complètement détruite par le génocide les leçons tirées de différents continents, à différents moments de l’histoire, sur la construction de la paix. Vous le voyez, l’idée est toujours la même : comment mobiliser au profit des gens engagés dans l’action la connaissance qui naît de l’action et ce, d’où qu’elle vienne. Ainsi nous avons été amenés en Octobre 1994 à tenir un séminaire d’une semaine à Kigali sur la reconstruction du Rwanda. Dans cette même optique de mobilisation d’expérience et d’action, nous avons fait appel à un réseau international d’échange d’expériences que nous appelons le réseau DPH (dialogues pour le progrès de l’homme) qui est un réseau informatisé, une banque d’expériences mutualisées reliant des gens d’une quarantaine de pays. C’est grâce à des réseaux de ce type que dans des actions comme celles du Rwanda, la mobilisation collective devient possible.

La politique dite des rencontres de Saint-Sabin qui part de l’idée que c’est dans l’échange que se formule, que se constitue l’expérience. Or, ce qui nous frappait c’est qu’il n’y a jamais eu autant de colloques et jamais aussi peu de dialogue. Il nous a semblé qu’il fallait créer des espaces d’échange d’expériences et d’élaboration collective à partir de l’expérience. Nous les appelons rencontres de Saint-Sabin car nos bureaux sont à Saint-Sabin mais elles peuvent se tenir tout aussi bien à Washington, à Rio de Janeiro ou à Kigali. Petit à petit nous avons ainsi construit une philosophie de l’échange, une méthodologie de l’échange d’expériences : comment cela fonctionne ? Qu’est ce qu’une recherche clinique collective ? Quelle leçon peut-on tirer de façon générale de la confrontation d’expériences particulières ?

La troisième politique de la FPH, c’est une politique d’appui à la capitalisation. Elle vise à aider des gens ou des institutions qui ont une expérience concrète, qui ont été engagés dans l’action et qui ressentent le besoin de souffler un peu. Au fond, dans cette politique de capitalisation nous essayons d’offrir aux autres un peu de ce que nous nous sommes offert à nous-mêmes au cours de la période sabbatique; leur permettre de prendre un moment pour mettre en forme ce qu’ils ont appris.

La quatrième politique de la Fondation, très active, est une politique de publication. La spécificité de cette politique est, sous des formes très diverses, allant d’un dossier interne édité en quelques dizaines d’exemplaires et des livres publiés à dix ou vingt mille exemplaires, et de réunir dans un document écrit l’expérience accumulée.

Voilà en deux mots, ce qu’est la Fondation. »

Régis Ribette : « Comme les thèmes s’enchaînent et ont chacun leur identité, je propose de susciter des questions-réactions. »

Pierre Calame : « Je dirai encore un petit mot sur notre conception de l’action dans la complexité. Pour nous, le problème concret qui se pose est de savoir comment garder une cohérence au projet de la Fondation alors que nous nous trouvons engagés sur tous les continents, sur des sujets aussi différents que la paix, l’agriculture, l’État, etc… et avec mille partenaires de nature très différente. Pour moi la réponse tient en deux mots, la pratique d’une vie d’équipe et les outils de gestion de la mémoire. En d’autres termes : c’est par des dispositifs d’échange permanent que l’on arrive à garder une cohérence, que l’on arrive à ce de nos activités par leur diversité, s’enrichissent mutuellement. Cela ne s’obtient pas par des discours. On y arrive en le vivant à partir de dispositifs très simples. Par exemple, depuis dix ans le courrier qui arrive à la Fondation circule dans toute l’équipe. Cela suppose une volonté de garder une équipe à taille humaine. Ce mode de fonctionnement du courrier, aussi simple qu’il puisse paraître, a mis deux ou trois ans à se roder alors même que notre équipe était minuscule : il fallait obtenir une discipline collective permettant que le courrier circule en un jour et que chacun admette, s’il n’avait pas le temps de tout lire, qu’il devait néanmoins le passer, ce rapide passage lui donne une chance de visualiser de manière même très sommaire ce qui était arrivé ce jour là. Pour la même raison, tout le monde dans l’équipe a sur son ordinateur les 6000 fiches de suivi et les 5000 fiches annuaires. De même, toute l’équipe, des standardistes au Président, passent la matinée ensemble le lundi matin et nous nous racontons nos agendas. Je le répète, ce n’est pas par des discours mais par de la pratique qu’on gère la cohérence dans la complexité. »

Régis Ribette : « Je rebondirai volontiers, parce que cela anticipe sur la dernière question. Pour l’individu, la recherche du miroir - ce que la réalité et l’action peuvent renvoyer - c’est l’utilité, il n’y a pas forcément la course à la performance et à l’excellence, il y a aussi le besoin de se positionner, de se situer dans ce que l’on fait par rapport aux autres. C’est vrai que c’est une logique culturelle tout à fait différente que d’être plus attentif à l’essentiel de la direction du chemin que de baliser ce chemin. Mais n’a t-on pas besoin de temps en temps de jalons ? »

Pierre Calame : « Bien sûr qu’on a besoin de jalons mais renoncer à la mesure est un acte culturel fondamental et difficile à poser quand on est dans un conseil de fondation. C’est vrai que je suis à la fois Président du Conseil de Fondation et animateur de l’équipe. C’est à la fois notre force et notre faiblesse. C’est incontestablement une force. Je dirige l’équipe et je dispose d’un pouvoir important. Mais au sein du Conseil de la Fondation j’ai la confiance des copains. Il faut au moins ce lien fort entre le Conseil et l’équipe pour maintenir le cap. Ce n’est pas toujours facile. Il y a des débats au sein du Conseil de Fondation. Jacques Poulet-Mathis qui est aussi au Conseil de Fondation peut en témoigner. Souvent d’autres membres du Conseil nous disent : « mais enfin ne peut-on pas faire des choses plus concrètes ? " Et c’est vrai que ce n’est pas toujours facile de rendre compte de ce qui est en train de se passer et pas toujours facile pour les membres du Conseil de saisir les enjeux, de saisir les dynamiques. Car, ce que nous faisons, une fois mis sur le papier, il est difficile de discerner ce qui est réalité d’une dynamique et ce qui est simple baratin. Je prends l’exemple que vient de vivre Jacques Poulet-Mathis qui vient de passer dix jours en Afrique et qui a vu un réseau inter-africain, une parole paysanne inter-africaine en train de se constituer ou de se consolider. Quand on le vit, la question de l’utilité de ce que l’on fait ne se pose pas. Elle est évidente. Mais quand on vient dire au Conseil de Fondation que l’on a organisé une rencontre interafricaine, qu’il y avait des gens de différents pays, qu’ils ont décidé de faire un réseau, etc… on peut trouver que tout cela a coûté cher pour un résultat difficile à mesurer. En terme de perception immédiate de l’utilité, pour ceux qui le vivent, c’est extrêmement gratifiant et le besoin de mesure n’est pas éprouvé. On a essayé de rendre compte de ce qui s’est passé mais pas d’en mesurer les résultats. Bien au contraire, il faut accepter que ce résultat ne soit pas mesurable. Autre exemple, déjà évoqué, on a travaillé à Kigali une semaine sur les défis de la paix. Ce fut fantastique. Tous ceux qui l’ont vécu le disent. Et nous revenons en disant : « ça a été lourd, dur, coûteux, mais ça a été fantastique ». Allez donc mesurer l’impact de cette rencontre sur la paix au Rwanda! On sait simplement que c’est bien dans ce sens là qu’il fallait pousser. Peut être l’événement a été décisif. Peut-être à l’inverse dira t-on dans un an que ce fut une magnifique période d’une semaine mais rien de plus. Il faut accepter ce pari.

Il y a derrière tout cela un réel problème conceptuel. L’habitude a souvent été prise d’avoir une vision statistique du risque. Quelle chance cela a de marcher ? Or nous, nous passons notre temps à jouer des coups uniques. On fait plutôt des paris de Pascal que de l’assurance! »

Patrick Banuls : « Je n’ai pas perçu en quoi c’était fantastique, qu’est ce qui vous fait dire que c’était fantastique ? Il y en a bien une preuve, une mesure ce me semble ! »

Pierre Calame : « On peut effectivement mesurer d’une certaine manière pourquoi c’était fantastique, on peut le décrire mais on ne peut pas mesurer si cela aura pour résultat de consolider ou non la paix au Rwanda. Nous avons vécu tout cela comme un fantastique pari. Au mois d’Août nous avions dit au gouvernement rwandais et à la Ligue des Droits de l’Homme rwandaise : « on veut bien vous aider à travailler à un plan de construction de la paix à condition que préalablement vous fassiez l’effort d’identifier vous-mêmes vos défis pour la construction de la paix ». C’est quelque chose que j’avais appris en entreprise : le fondement d’une stratégie c’est de s’obliger à hiérarchiser, à ne dire que l’essentiel. Le premier résultat obtenu, et on n’en est pas peu fier, c’est d’avoir amené les responsables rwandais, malgré la situation dramatique qui régnait, à reconnaître ceci : la situation est dramatique, il n’y a plus d’État, le peuple est traumatisé. Dans « Le monde » d’hier on pouvait lire que les trois-quart des enfants rwandais ont réellement assisté à des meurtres) et pourtant des responsables se sont rencontrés, ont discuté pour s’expliquer sur les défis de la paix. On a pu, à distance, provoquer un événement en amenant les responsables à dire parmi la masse des urgences quelle était la hiérarchie des besoins. »

 

Patrick Banuls : « Vous dites qu’il y a eu une sorte d’accouchement, une sorte d’explicitation par eux-mêmes de la hiérarchie des critères ? »

Pierre Calame : « On savait, pour y avoir déjà travaillé et réfléchi, qu’une des énormes difficultés pour la construction de la paix est que souvent les peuples qui gagnent la guerre perdent la paix qui suit. C’est une donnée historique fondamentale qui a d’ailleurs complètement déstabilisé les mouvements tiers-mondistes : les militants de la libération du tiers monde ont découvert que tous les camarades militants qu’ils avaient soutenus se sont retrouvés dix ans après dans la peau de dictateurs plus ou moins sanguinaires ou dans celle de bureaucrates avachis. Il y a là une réalité historique que nous n’aimons pas mais qui est bien présente.

Comment se fait-il que les peuples qui gagnent la guerre perdent la paix qui suit ? Parmi l’explication il y a un fait très simple : il n’existe jamais aucun moment dans l’histoire où on prend le temps de construire la paix. Pendant la guerre, c’est trop tôt, on cherche à gagner la guerre et après, c’est trop tard, on est submergé par les urgences. C’est pourquoi nous savions qu’il était essentiel de provoquer des moments, même très brefs, où la question de la construction de la paix faisait l’objet d’un débat. Notre première satisfaction dans la rencontre de Kigali est tout simplement d’être arrivé à ce résultat. Le deuxième élément du pari tenait au délai. Nous voulions apporter aux Rwandais, lors du séminaire, des témoignages venant des différents pays du monde sur la manière d’avoir fait face aux mêmes défis qu’eux et nous voulions faire venir à Kigali, à la rencontre, des témoins de première main de ces expériences historiques. Logiquement, pour une rencontre internationale comme celle-ci, il fallait six mois de préparation. Car je le rappelle, nous ne partions pas de notre point de vue sur le Rwanda, mais bien des défis précis qu’avaient identifiés les Rwandais eux-mêmes. Par exemple l’un de leur défi est le retour des réfugiés. Il nous fallait trouver des gens qui avaient quelque chose à leur raconter. Ces défis nous sont parvenus début Septembre et l’on nous a dit à cette époque : le gouvernement et les ligues des droits de l’Homme rwandaises sont partants pour cette rencontre mais ils veulent que ça ait lieu du 22 au 28 Octobre. C’était un délai complètement irréaliste, compte tenu du temps de préparation nécessaire. Mais nous avons dit : « nous ne sommes pas le Dieu des horloges ». Si eux estiment qu’en fonction de la situation rwandaise c’est à ce moment là qu’il faut le faire, compte tenu des urgences, eh bien nous avons le devoir de nous subordonner à leur calendrier. Pas question de dire que ce n’est pas possible, on va dire qu’on va le faire.

Le problème aussi était qu’on voulait mobiliser de nombreuses expériences, les mobiliser à la fois sous forme de très courts textes et sous forme de gens prêts à traverser le monde entier pour venir à Kigali parler simplement dix minutes et dire : « voilà ce que j’ai vécu au Chili, voilà ce que j’ai vécu au Nicaragua, voilà ce que j’ai vécu aux Zimbabwe sur un défi semblable au vôtre ». Et on s’était dit, compte tenu des délais, si on arrive à faire venir un invité pour chaque défi, soit 11 invités au niveau international, chapeau! Alors on a constitué une petite cellule de crise. Au sein de l’équipe de la Fondation, personne n’avait le temps de s’impliquer. Par chance, deux jeunes stagiaires étaient là qui ont écouté le copain rwandais qui revenait, missionné par nous, décrire les enjeux. Elles sont venues le soir me dire : « nous sommes prêtes à nous impliquer à titre militant ». Ainsi on a formé une équipe de quatre personnes dont aucune n’appartenait à la Fondation. Elles ont travaillé jour et nuit. Grâce à nos outils de mémoire, à nos annuaires, aux réseaux dans lesquels nous sommes impliqués, nous avons littéralement jeté nos filets pour aller à la pêche des cas et des gens. Et finalement, à la rencontre de Kigali, ce ne sont pas onze témoins qui sont venus, mais trente cinq et il a fallu refuser du monde! Il y a eu une véritable mobilisation de la solidarité humaine. L’un venait du Chili, l’autre de Colombie, l’autre encore du Cambodge, l’autre de Palestine. Ce fut ça la dimension fantastique : l’aventure humaine de gens qui en face du drame rwandais nous disaient : « d’accord nous sommes partant ». Le tout à titre bénévole. Tout le monde est venu comme bénévole. Nous payions les billets et l’hôtel, c’est tout. Et voilà tous ces gens qui ont accepté de consacrer dix, douze ou même quatorze jours compte tenu des durées de trajet d’Amérique Latine ou d’Asie pour aller discuter et repartir. Uniquement pour venir apporter une parcelle de leur expérience au service du peuple rwandais. C’est ça la deuxième manière de mesurer pourquoi ce fut fantastique. Et, troisième manière c’est tout simplement la participation des rwandais eux-mêmes. Vous imaginez facilement ce que cela veut dire, un pays qui sort d’une telle guerre. Dans l’avion qui nous emmenait au Rwanda, avec tous nos invités, j’avais une trouille au ventre : est ce que nous trouverions des rwandais avec qui parler ? Y en a t-il parmi les responsables qui trouveront le temps de se réunir huit jours pour se parler ? Eh bien il y a eu pendant toute la semaine près de 100 rwandais, venant de l’administration, des ligues des droits de l’Homme, des ONG, qui se sont parlés. Voilà la mesure du fantastique. Cent Rwandais qui représentaient quelque chose, qui étaient eux-mêmes et plus qu’eux-mêmes, se sont parlés pendant huit jours, entre eux, des défis de la paix au Rwanda.

Quatrième mesure du fantastique, dans ces filets que nous avions jetés dans le monde entier, nous avons ramené dans ce délai si bref, plus de quatre-vingt exemples concrets. A Kigali, nos séances de travail par atelier commençaient toujours par l’analyse des exemples étrangers correspondant aux défis que nous traitions. Et nous avons découvert que cela enrichissait formidablement les débats : avant de débattre entre Rwandais, écouter ce qui était en train de se passer en Amérique Centrale sur l’accord sur les réfugiés, écouter en Palestine ce que voulait dire la mémoire etc…

Dernière mesure, ce séminaire a produit des plans et des pistes de reconstruction. Le Premier Ministre rwandais, accompagné de cinq ministres, a clos le séminaire et affirmé qu’il y aurait des suites. Et nous constatons que des suites sont en route. Récemment le Premier Ministre est allé à Genève négocier l’aide multilatérale. Nous savons par des témoignages précis que le travail fait au cours du séminaire de Kigali a offert l’armature intellectuelle des propositions qu’il était en mesure de faire à la communauté internationale. »

Patrick Banuls : « Dans votre réponse, vous avez donné cinq mesures. Je ne crois pas au fait qu’il existe pas de mesure ! En revanche, les gens qui manient les chiffres ne les relient pas à des choses qui font sens, à des critères, à du qualitatif. »

Pierre Calame : « Je ne voulais pas dire qu’il n’y avait aucune mesure de la réussite de la rencontre. Ce que je crois difficile à mesurer c’est l’impact de tout cela sur notre objet qui était bien d’aider les rwandais à faire la paix. Et ça… »

Patrick Banuls : « D’après ce que vous dites, la mesure vous donne des boutons, mais en fait elle est omniprésente dans vos propos. Vous n’avez pas cessé de citer des chiffres : 35 personnes au lieu de 11, 600 millions, 11 jours… »

Pierre Calame : « Bien joué ! »

Patrick Banuls : « Quelque part on ne peut pas ne pas objectiver ! »

Pierre Calame : « Non c’est la mesure qui me retient, c’est tout ce que cela signifie comme hypothèse de parler de mesure. Pour moi, dans une évaluation, je ne distingue pas le qualitatif du quantitatif. La mesure ne me paraît pas essentielle pour l’évaluation. Mais, bien joué de toutes façons! Bien entendu nous avons une forme d’évaluation interne pour dire que le séminaire a bien marché. »

Patrick Banuls : « L’évaluation présuppose la valeur. Quelle est la valeur ? Et c’est vrai que la valeur n’est pas toujours chiffrable ou monétarisable. Elle est sentie et dans cette complexité on ne peut pas la réduire à un choix. »

Régis Ribette : « peut être Michel Joras qui est spécialiste de l’audit, qui fait dans la mesure, pourrait poser une question. »

Michel Joras : « quelle était la légitimité de votre intervention ? »

Pierre Calame : « la crédibilité. Seulement la crédibilité. »

Michel Joras : « une crédibilité est basée sur quoi ? »

Pierre Calame : « on avait fait une première expérience de ce type avec l’Ethiopie en 1992. On avait donc un document à remettre, une illustration en quelque sorte. Et puis je crois que c’est notre démarche qui a plu. Une démarche de non ingérence. Nous avions pour philosophie de mobiliser des connaissances venues d’ailleurs mais nous avions posé la règle éthique suivante vis-à-vis de nos invités : chacun venait apporter son expérience mais n’avait pas le droit de parler du Rwanda. C’était tellement à l’opposé du processus du « charity business » où tout le monde se précipite pour placer des projets au Rwanda, en sachant ce qu’il veut faire pour le Rwanda et au Rwanda, que notre démarche a séduit. Vous savez dans ces choses là tout marche par la séduction. Ca a marché avec des gens qui ne nous connaissaient pas mais là, tout se joue dans la seconde. On joint quelqu’un à travers quelqu’un d’autre et il ne le connaît pas. Il appelle un autre, il lui dit : « c’est quoi cette Fondation ? " selon que l’autre lui répond : « tu peux y aller, ce sont des gens sérieux » ou bien « ce sont des guignols », tout se joue en une seconde! Notre seul capital c’est la crédibilité. »

Michel Joras : « mais comment avez-vous fait la première opération en Ethiopie ? »

Pierre Calame : « quand on a fait la première opération on a simplement séduit par la méthode, la Fondation n’était pas connue du tout. Le simple fait d’expliciter la méthode ainsi que notre manière de construire un réseau de partenaires ont séduit. La méthode n’était pas rodée, c’est vrai, mais la crédibilité s’est construite au fil des années. Notre capital immatériel essentiel c’est la crédibilité. Les gens disent : « ils sont sérieux, c’est tout ». Et du coup s’ils proposent cela, ça vaut le coup. Tout se joue dans la seconde. Mais ça se joue aussi dans les outils. Quand on n’a un mois pour préparer une rencontre de cette ampleur ce n’est possible que parce que nous avons construit un annuaire informatique commun à la Fondation, un annuaire où nous avons identifié les thèmes d’intérêts de nos 4500 partenaires et c’est un outil pour démarrer. Prenons ces 4500 partenaires qui sont dans plus de 100 pays. Chacun d’eux connaît au moins 300 personnes qui peuvent à leur tour connaître 300 personnes. Et bien 4500 X 300 X 300 cela fait déjà beaucoup! »

Patrick Banuls : « au tout début, je reprends votre expression « faire ce à quoi on croit », vous avez parlé d’indépendance, de durée, de liberté et de vérité. Moi je me suis fait la remarque pendant que vous disiez cela, qu’Hitler avait eu tout à fait cela : il avait son indépendance, sa vérité, il joignait la réflexion et l’action, il s’est inscrit dans la durée! Quelque part, il y a des valeurs. Il est important que cela s’inscrive dans un système de valeurs. Je ne sais pas si vous avez utilisé le mot d’humaniste. Est-ce ce mot que vous mettriez derrière l’action de la Fondation ? Il semble que c’est bien cela. Vous parlez du progrès de l’Homme, vous parlez d’amour et quelque part ça doit y être. »

Pierre Calame : « tout à fait. Je crois qu’il faut s’expliquer sur nos valeurs. Je note d’abord que le Conseil de Fondation est tout à fait hétérogène. Comme je l’ai dit dans Mission possible, mon aspiration est incontestablement chrétienne mais il y a aussi des athées et des militants dans le Conseil de Fondation. On peut peut être dire que nous sommes rassemblés autour de certaines valeurs laïcisées du christianisme, autour de l’idée que chaque homme puisse être acteur de son destin. Il y a là une première idée forte. Il y a aussi le respect de l’autre, le respect de la diversité. Nous avons une forte interrogation sur la science, sur le phénomène par lequel les Hommes qui ont créé la science en tant qu’outil de liberté sont en train d’en faire la chaîne de leur esclavage. Il y a une formule qui me fait beaucoup réfléchir, une formule de café du commerce : « on n’arrête pas la science! » Je me dis : « comment se fait-il que la science devienne le nouveau nom du destin ? " Il faut dire, il faut affirmer que les Hommes sont plus importants que la connaissance. Il y a un devoir d’humanité, un devoir de solidarité entre les humains qui transcende les frontières et les époques. Je suis attaché à l’idée d’un progrès d’ensemble de l’humanité. L’idée que mes petits enfants soient un jour confrontés à un monde invivable ne me paraît pas supportable. On n’a pas le droit de dire : « après moi le déluge ». Vous savez pour moi c’est plus viscéral que rationnel. »

Question : « on n’arrête pas le progrès c’est bien connu, mais le progrès pourquoi ? Quelle est l’idée du progrès de l’Homme que vous vous faites, quelle est l’idée de l’humanité que vous vous faites ? Quel est le sens du progrès pour la Fondation ? Le progrès c’est quoi ? »

Pierre Calame : « je crois que j’ai déjà répondu à propos des valeurs. Je voudrais revenir sur notre nom : pourquoi Fondation pour le progrès de l’Homme ? Pour deux raisons. Une première, historique, et une seconde plus actuelle. La première c’est tout simplement la fidélité au créateur de la Fondation. Le Fondateur, Charles Léopold Mayer était typiquement un homme du 19ème siècle. Il avait l’idée du progrès que l’on avait au 19ème siècle. Et nous avons voulu malgré l’archaïsme évident de cette conception du progrès, retenir l’expression par fidélité au créateur. On aurait tout aussi bien pu l’appeler Fondation Charles Léopold Mayer. Au sein de l’équipe, beaucoup souhaitaient un changement de nom, trouvaient cette Fondation pour le progrès de l’Homme bien lourde à porter, ils avaient le sentiment que cela faisait rire tout le monde. Bien souvent quand on a une réunion, il faut s’expliquer pendant un quart d’heure sur notre nom parce qu’il suscite des suspicions terribles. Mais quand on hérite d’un outil de travail comme celui-ci grâce à un homme, nous pensions qu’il fallait en assumer les inconvénients. Cela aussi fait partie des valeurs, l’idée de loyauté.

La seconde raison, plus actuelle, c’est que dans une période de rétrécissement de la pensée, de rétrécissement des ambitions, mettre le progrès, en tant que question, au coeur de la Fondation, nous a paru un formidable défi. Tout le monde finalement a sa représentation du progrès mais se garde bien d’en parler de peur de faire rire. Mais du coup toutes les grandes questions font rire. C’est comme la science : on s’attache à raffiner sur des questions secondes mais on esquive les questions fondamentales de la nature et de l’usage de la science.

Pour nous, la question centrale est : qui dit le progrès. Qui décide du progrès, comment les différentes cultures déclinent-elles l’idée de progrès ? Nous pensons que c’est important que chaque être humain puisse s’exprimer, dire comment il conçoit le progrès. Dans le monde asiatique ce sera en terme d’harmonie, plutôt qu’en terme de croissance matérielle ou de domination. Le domaine de progrès est une question. Cela nous convient bien car la Fondation elle-même est fondée sur une question, pas sur un domaine d’intervention. »

Max Jouan : « vous disiez tout à l’heure que vous préfériez la pratique au discours, c’est-à-dire que vous mettiez le discours au second plan. Mais pourtant, votre ouvrage, avec l’appel pour les États Généraux de la Planète, fait appel à la parole premièrement. Comment expliquez-vous ce paradoxe ? »

Pierre Calame : « décidément j’ai à faire à un auditoire particulièrement malin! Quand j’ai dit tout à l’heure que je préférais la pratique au discours, je le disais sur un point très précis : comment assurer la cohérence du projet d’une fondation. Dans Mission possible c’est aussi ce que j’ai dit en écrivant un chapitre intitulé : « comment gouverner les machines institutionnelles ». Nous avons sorti récemment à la Fondation un petit document interne qui s’intitule : l’essentiel est aux cuisines où nous avons pris le risque de raconter dans le détail tous nos outils concrets de gestion et les raisons pour lesquelles nous les avions mises en place. C’est que je crois beaucoup à l’importance majeure de l’organisation. Longtemps au sein de la fonction publique je me suis battu contre l’absence de direction, contre l’absence d’intérêt pour les modalités concrètes d’organisation. La fonction publique en réalité n’est pas dirigée. Elle préfère faire des lois, faire des décrets car cela correspond à l’ego des ministres et des cabinets plutôt que de transformer les conditions quotidiennes par lesquelles le service public est produit. J’insiste toujours pour dire : « attachons nous à produire des savoir être et des savoir faire, les mécanismes fins qui feront que l’on aura quelques chances d’atteindre les objectifs que nous nous sommes donnés ». C’est pourquoi je dis que je préfère la pratique, l’outillage, bref la cuisine à la salle à manger. Je voudrais prendre un exemple développé dans ce document, l’essentiel est aux cuisines : nous avons raconté comment nous avons été amenés à concevoir des mécanismes de comptabilité et des méthodes de préparation budgétaire pour donner un sens concret à l’idée d’engagement pluriannuel, pour nous doter des moyens de comprendre le type d’action que nous menions, les objectifs que nous poursuivions et leur traduction dans les chiffres. Car, pour le coup lorsque l’on parle d’argent, que l’on gère, par définition il y a de la mesure. Si on ne s’est pas doter de tels outils de gestion, on croit que l’on peut agir de façon pluriannuelle. Mais en réalité, l’appareil comptable que l’on a bâti résiste et nous conduit à faire l’inverse. Je crois que l’ingénierie institutionnelle est une discipline majeure : comment concevoir finement les machines institutionnelles, comment les faire vivre par un collectif humain pour avoir des chances d’aller dans le sens de ce que l’on voulait. Quand on parle de cohérence du projet de la Fondation, cela ne sert à rien de marquer dans une plaquette de présentation que nous voulons relier entre eux les problèmes agricoles et les problèmes de la paix. La véritable question est de savoir comment à travers les pratiques quotidiennes nous profitons des opportunités créées par les uns et les autres, comment nous profitons des rencontres des uns et des autres pour relier pratiquement ces questions entre elles.

Mais cette insistance mise sur les outils concrets ne veut pas dire que je ne crois pas au discours. Bien au contraire. Dans la plate-forme pour un monde responsable et solidaire nous avons écrit : « le monde change dans nos têtes avant de changer sur le terrain ». Et nous parlons sans cesse d’imaginaire collectif. C’est quelque chose à quoi je crois beaucoup. On se rend compte en travaillant avec les gens combien leur représentation implicite ou explicite du monde, comment nos propres représentations sont complètement structurantes de la pratique. On ne me fera pas dire que je ne crois pas au discours! »

Régis Ribette : « nous arrivons maintenant à l’action dans la complexité. »

Pierre Calame : « agir dans la complexité. Je repartirais d’une phrase de la note méthodologique de l’Alliance pour un monde responsable et solidaire dont je parlerai tout à l’heure : « la complexité est une fête ». C’est vrai, la complexité est une fête. On n’aurait pas le plaisir que l’on a a travailler comme des fous si tout n’était pas aussi complexe, c’est-à-dire si tout contact n’était pas un enrichissement. Prenez aujourd’hui. J’en suis à la sixième réunion de la journée et je ne me suis pas ennuyé une minute parce qu’à chaque fois j’ai découvert de nouvelles personnes, de nouveaux points de vue. Les gens disent que la complexité est compliquée, qu’il va falloir se prendre la tête. Mais non, la complexité est une fête. C’est l’expression même de la diversité du monde. C’est bien.

Deuxième idée, on n’échappe pas à se donner une représentation du monde complexe. Comment rendre intelligible les choses ? Par quelle mise en mot (on rejoint ici ce qui a été évoqué tout à l’heure sur la place du discours) ? Sans intelligibilité, sans lien entre les choses on ne peut pas avancer. Je vais prendre un exemple très concret. Nous avons développé le réseau d’échange d’expériences DPH. Pour la gestion de l’information, les mots clé, donc le thesaurus, constituent l’outil essentiel de gestion. Au début, nous avons voulu utiliser les thesaurus classiques, réalisés par de grandes institutions ayant vocation à gérer l’information comme l’OCDE, l’UNESCO, etc… Nous nous sommes vite aperçu que c’était impossible. Ce sont des thesaurus kantiens, c’est-à-dire des thesaurus fondés sur un découpage de la connaissance aux disciplines. Nous, nous avions besoin d’un thesaurus au service de l’action. On a commencé en 1988 à en faire un de façon purement empirique. Et on s’est aperçu que nous éprouvions le besoin de mettre à tout propos d’élocution tel « processus de… " et aussi beaucoup de locution mettant l’accent sur les « relations entre ceci et cela ». Mais c’était encore insuffisant. En 1993-1994, nous avons décidé qu’il fallait inventer une autre forme de thesaurus et nous avons fait un gros travail méthodologique. Je m’y suis consacré moi-même avec beaucoup d’intérêt. Pourtant, apparemment, ce n’était pas là le boulot du Président de la Fondation! Mais cela m’a paru au contraire tellement essentiel pour la suite que c’était une priorité. Quelles sont les bases méthodologiques d’un thesaurus orienté vers l’action ? C’est précisément un thesaurus qui doit mettre l’accent sur les systèmes et sur leur représentation, sur les liens entre les choses, entre les événements, entre les questions. Très naturellement, nous avons donc commencé à concevoir un thesaurus cartographique, faisant apparaître les liens d’une part et les rapports de proximité d’autre part. Quand nous avons dit à nos partenaires de DPH, qui sont directement intéressés par l’action et ne se sentent pas de vocation méthodologique particulière, qu’il fallait inventer une autre forme de thesaurus et quand nous leur avons balancé une note méthodologique truffée de symboles mathématiques, ils ont commencé par être terrorisés puis ils se sont mis au travail pour élaborer des cartes dans leur domaine. Et ils se sont pris au jeu , ils ont commencé à découvrir que c’était une fête! Que c’était une fête et un jeu de confronter les domaines, de relier entre elles les différentes notions qui leur sont familières. Prenons l’exemple de l’exclusion sociale. Comment relier exclusion, société, économie, système international, financement, tat etc… Croyez-moi c’est passionnant. Passionnant et décisif pour l’action collective car, je dis sans doute une banalité pour vous tous, il n’y a pas d’action collective sans confrontation des représentations et sans la construction progressive d’une vision commune. »

Régis Ribette : « cela pour nous c’est capital. C’est exactement ce que nous faisons. Nous aimerions faire ce thésaurus, nous avons des doctorants dans notre groupe! Nous voudrions que CONSTRUCTEL s’articule autour du thesaurus et permette une circulation des thèmes… »

Pierre Calame : « ça tombe bien, on a justement besoin d’une force de travail là dessus! »

Régis Ribette : « vous avez de l’avance sur nous… »

Pierre Calame : « mais si vous vous avez une force de travail… »

Régis Ribette : « on va échanger! »

Pierre Calame : « donc l’effort à la fois très concret et l’effort intellectuel de confronter les représentations et de construire une intelligibilité est essentiel à l’action collective. J’ai également rédigé à ce sujet une petite note de travail sur les fondements de l’échange d’expériences. Pour illustrer mon propos je vais prendre un exemple très concret. Hier, j’animais un comité d’une direction départementale de l’équipement. On y discutait de la mise en place dans une banlieue parisienne de la nouvelle lubie du ministère de l’équipement, « les grands projets urbains ». Il faut vous dire que c’est un domaine où on invente une nouvelle procédure tous les quinze jours! A cette réunion, le responsable du grand projet urbain en question, un gars de qualité d’ailleurs, exposait ce qui était en train de se passer. J’ai été complètement stupéfait par l’absence de méthodologie sur la manière de construire un projet collectif. L’enjeu d’un grand projet urbain en effet c’est, dans un espace de banlieue dégradée, de bâtir un projet collectif entre les habitants, les élus locaux, les services publics et l’État. L’idée toute simple qu’un temps assez long de frottement, de mise sur la table des visions des uns et des autres était nécessaire pour bâtir un projet collectif, n’était même pas perçue comme une étape décisive du projet. Il ne semblait pas voir que la même réalité de cette banlieue pouvait être perçue de manière radicalement différente par les habitants, et plus précisément par les différentes catégories d’habitants, par les élus locaux, les représentants de l’État, les architectes, les services publics, etc… J’ai essayé de faire comprendre que sans se donner le temps de confronter les différentes visions du monde, il n’y aurait pas de projet collectif, il n’y aurait qu’une liste de dépenses habillée d’un discours sur un projet collectif qui ne serait en réalité que le projet des acteurs les plus puissants. Qui dit complexité dit intelligibilité de l’autre.

Et qui dit complexité dit aussi réflexion sur les mécanismes de transformation des systèmes complexes. Je me réfèrerai là au premier chapitre de mon livre « Mission Possible ». De façon très empirique, à la lumière de ma propre expérience professionnelle et surtout à la lumière des mille et un dialogues avec nos partenaires tels qu’ils sont reflétés dans les fiches de suivi dont je vous ai parlées, je me suis doté d’une certaine vision des mécanismes de transformation des systèmes complexes. Pour moi, le concept central, je fais rigoler tout le monde avec ça, c’est l’idée de système bio-socio-technique. J’entends par là que tout système dans lequel nous vivons est à la fois un système écologique, avec les interactions importantes entre l’homme et son milieu, des systèmes sociaux, avec les interactions des hommes entre eux dans toute leur dimension, - institutionnelle, sociologique, économique, politique, culturelle - et enfin un système technique, c’est-à-dire qu’il y a maintenant un véritable autonomie de développement des systèmes techniques, qu’ils ont leur dynamique autonome. Tant que l’on ne cherche pas à appréhender simultanément ces trois facettes de notre monde, on produit d’un côté des écologistes, de l’autre des sociologues et de l’autre encore des ingénieurs. Mais je n’y peux rien si le monde c’est ces trois facettes à la fois! Essayons de nous donner un minimum d’outils de lecture de ces systèmes bio-socio-techniques.

A l’expérience, un concept fondamental s’est imposé à moi. Celui de disparité des constantes de temps. Quand on observe un système bio-socio-technique à un moment donné, il ne faut pas le regarder de façon synchronique mais de façon diachronique parce que ses différentes parties ont évolué à des vitesses différentes. L’une des clés de lecture de notre monde c’est qu’il y a un certain nombre de faits techniques, économiques voire sociaux qui ont évolué très vite, tandis que les systèmes de pensée évoluaient lentement et les institutions plus lentement encore. Une illustration simple : en 1992 a eu lieu à Rio de Janeiro le Sommet de la terre. On devait y débattre de la manière de gérer une réalité radicalement nouvelle : l’ampleur de l’emprise des hommes sur la nature, l’interdépendance entre les différentes parties du monde font que des déséquilibres majeurs susceptibles de menacer la survie de l’humanité ou en tout cas les grands équilibres écologiques planétaires sont en train de se produire. Mais comment a-t-on voulu gérer cela ? Par de nouvelles négociations entre États-Nations. Cela ne pouvait pas marcher! Mais le problème, c’est que l’on a mis un millénaire, peut être plus, à accoucher de l’État-Nation. Or, maintenant, face aux nouveaux défis planétaires, l’État-Nation est autant un élément du problème qu’un élément de la solution tant son mode de fonctionnement est décalé par rapport aux problèmes à résoudre. Mais il y a là une inertie propre considérable du système de pensée, du système culturel, du système institutionnel. C’est pourquoi je crois que la disparité des constantes de temps est essentielle. C’est lors de mon travail dans le Valenciennois dans les années 70, quand j’ai été confronté en permanence à une société en pleine crise de ces bases industrielles qui essayaient d’y faire face avec un système social et des modèles d’action collective hérités du passé que j’ai découvert l’importance pratique de cette notion. Un système bio-socio-technique, par définition, est fait de bouts et de morceaux qui, dans l’histoire, ont évolué à des rythmes différents. Prétendre le lire de manière synchronique, en voulant comprendre sa cohérence à un moment donné, est voué à l’échec.

C’est à mon sens un des péchés originels des sciences sociales que de chercher à expliquer nos systèmes sociaux dans leur cohérence instantanée. En le faisant, je crois que l’on se mord la queue.

La deuxième idée forte pour comprendre l’évolution des systèmes bio-socio-techniques c’est la distinction entre temps court et temps long. Qui dit système dit mécanisme de reproduction qui assure la continuité donc l’existence du système. Quand on regarde un système bio-socio-technique à court terme, il est évident que les mécanismes de reproduction sont majeurs. Si l’on reste donc dans le court terme, plus on analyse et moins on voit se dégager de perspectives d’action transformatrices parce que l’on rencontre avant tout des interactions circulaires qui assurent la stabilité du système. On dit par exemple que le système institutionnel est inerte. Heureusement qu’il est inerte! C’est pour cela qu’il a été fait! Pour assurer la stabilité de la société. Et il est bien évident que tout système, sauf un système devenu instable par une crise grave, commence comme un organisme vivant à se défendre contre toute tentative d’évolution comme il se défendrait contre un microbe. Quand on y pense, c’est trivial. Il faut donc travailler à la fois sur le temps court et sur le temps long. A l’inverse, si on travaille seulement sur des perspectives à long terme, on finit par ne plus voir les mécanismes de reproduction à l’oeuvre.

Troisième idée, dans tout système, les flux d’information et les représentations jouent un rôle essentiel. Dans tout système humain, le système de communication et le mode représentation sont décisifs.

Je voudrais maintenant mettre sur la table quelques idées sur l’évolution des systèmes bio-socio-techniques car c’est bien cela qui est en rapport direct avec l’action dans les systèmes complexes. De mon expérience, trois idées majeures ressortent : 1) les changements culturels sont décisifs; 2) l’imaginaire collectif est le ciment de l’action (on retrouve une fois de plus l’importance des représentations et du discours); 3) l’aptitude des différentes sociétés humaines à relever des défis est inégale. Je suis frappé du fait que toutes les sociétés ne réagissent pas de la même façon face à une crise, certaines sociétés se couchent, d’autres, stimulées, se relèvent. Comprendre pourquoi est essentiel. Cela m’a amené à m’intéresser à la place des élites, à l’importance de la cohérence des élites.

Quelques autres idées encore. D’abord la non linéarité des évolutions. Ce sont des processus où pendant très longtemps rien n’a l’air de bouger jusqu’à ce qu’une rupture se produise qui provoque des changements subits. J’en tire comme leçon pour l’action que ce n’est pas parce qu’un système ne bouge pas que ce que l’on a fait était inutile. C’est peut-être tout simplement parce que le temps de réponse était beaucoup plus long qu’on ne l’imaginait.

Autre idée, le métissage est une forme majeure d’adaptation. Il est rare qu’un système trouve en lui-même les réponses à une crise qui l’oblige à évoluer. Inversement les solutions ne peuvent pas venir de l’extérieur. C’est dans la confrontation avec l’autre que s’inventent les solutions aux crises.

Autre idée, que nous avons beaucoup développée dans la plate-forme pour un monde responsable et solidaire, c’est que l’innovation est frontale. Je suis venu à cette idée à partir d’une réflexion très triviale sur l’échec des technologies alternatives. Entre 1983 et 1989, la Fondation a financé de nombreux projets de mobilisation des connaissances à travers la mise au point et la diffusion de technologies « adaptées aux milieux » ou de technologies alternatives. Or, force a été de constater que la plupart de ces technologies alternatives, présumées adaptées aux milieux, ne se diffusaient pas! Cherchant à comprendre pourquoi, nous nous sommes aperçus que l’introduction d’une nouvelle technique n’avait de chance de se diffuser que dans la mesure où en même temps d’autres transformations s’opéraient. Par exemple, si vous développez des techniques d’amélioration des rendements agricoles sans qu’évoluent en même temps les moyens de transport permettant d’accéder au marché ou les systèmes de crédit, vous arriverez vite à une crise locale de surproduction. Toute stratégie de changement est une stratégie frontale où il faut engager simultanément des innovations dans différents domaines et à différents niveaux. Si vous voulez avoir une stratégie disant « on fera la percée sur ceci ou cela » cela, ne marche pas. Pour se diffuser, l’innovation a également besoin de réseaux : réseaux techniques et réseaux humains. Voilà quelques concepts qui nous aide à concevoir l’action dans la complexité.

Troisième axe de réflexion, qui vous est certainement très familier : pour réfléchir à la complexité il faut s’intéresser au cheminement et au processus. Jean-Louis Lemoigne rappelle cela tous les jours. Comme dit le poète Antonio Machado, le chemin se construit en marchant. Cela ne veut pas pour autant dire que les plans sont inutiles! Simplement l’évaluation d’un plan est l’évaluation de sa capacité à mobiliser l’imaginaire collectif pour faire le prochain pas. Ce n’est pas la mesure de l’écart entre la réalisation et le plan qui permet d’apprécier l’efficacité du plan. De cela, on s’en moque à la limite! Par contre, je le développerai à propos de l’Alliance pour un monde responsable et solidaire, si on n’a pas un minimum de visibilité, si on n’a pas une stratégie commune, personne ne se mettra en route. Il y a dans toute action collective d’importance quelque chose qui est de l’ordre de la foi, de l’ordre du pèlerinage… il faut bien se donner un rendez-vous. C’est ce que j’appelle l’imaginaire de convocation. Cet imaginaire de convocation est décisif, surtout dans une période où ce qui domine le monde c’est un sentiment d’impuissance. Quand on met bout à bout intelligibilité des systèmes, réflexion sur les mécanismes d’évolution, cheminement et imaginaire de convocation, je crois que l’on peut commencer à s’embarquer. »

Régis Ribette : « autrement dit, on ne devient pas amoureux d’un taux de croissance. Peut- être pourriez-vous maintenant nous dire comment ces principes s’impliquent dans la pratique et nous parler de la plate-forme et de ce vaste défi de réunir des États Généraux de la planète par de nouvelles voies. »

Pierre Calame : « je commencerai par deux mots d’historique. Au départ, ce qui est devenu l’Alliance pour un monde responsable et solidaire n’était qu’un projet de la Fondation parmi d’autres. Tout a commencé avec la constitution d’un petit groupe qui s’appelait « Groupe de Vézelay » et qui était composé de huit personnes. Ce petit groupe disait : « face aux crises, il y a eu souvent de grandes voix qui se sont élevées dans l’humanité, de grandes voix individuelles qui incarnaient un peu la confiance de l’humanité, qui avaient une certaine portée universelle ». Ces voix polarisaient l’attention, mettaient en mot ce que les gens ressentaient. Or on avait l’impression, dans les années 1980, au moment où de nouveaux défis fondamentaux apparaissaient, que les voix individuelles s’étaient tues. Peut-être est ce d’ailleurs inhérent à l’augmentation de complexité de notre monde : toute voix individuelle peut paraître un peu simplette. On s’est alors dit, à défaut de grande voix individuelle, essayons de constituer une petite voix collective. Essayons de dire ensemble quelque chose sur quelques grands défis qui commençaient à être perçus et à propos desquels personne à l’époque ne disait grand chose. On s’est donc mis au travail. Un de ces grands défis qui n’était à l’époque qu’effleuré c’était celui des déséquilibres écologiques planétaires. L’image symbolique de ces déséquilibres, celui qui parle le mieux à l’imaginaire, c’est le trou d’ozone. Voilà un fantastique symbole d’inter-relation entre les activités humaines! Jusqu’à présent on n’a pas trouvé un meilleur symbole du fait que l’on est en train de transformer les conditions de vie sur la planète. Que, du fait d’une multitude d’activités quotidiennes, depuis le nettoyage des composants des ordinateurs jusqu’aux bombes aérosols en passant par les systèmes de refroidissement des réfrigérateurs, on puisse modifier la haute atmosphère au dessus du Pôle Sud, quel symbole! On a commencé par travailler sur quatre sujets : le nucléaire, la transformation de l’atmosphère, les bio-technologies et un quatrième sujet transversal, la maîtrise des innovations techniques. Sur chacun de ces sujets, nous avons fait rédiger un rapport par un spécialiste, nous avons confronté nos conclusions et petit à petit se sont dégagées les choses importantes à dire. En particulier, nous avons pris conscience qu’il était en train de se passer des choses de nature nouvelle et nos outils institutionnels et intellectuels n’étaient pas à même de les maîtriser. Sur cette base, on a élaboré en 1987 une première déclaration du groupe de Vézelay qui a été un peu diffusée. A partir de là, nous étions certes satisfaits de nos conclusions communes mais après tout, nous étions bien nourris, nous disions de belles choses mais à quoi cela servait-il ? En conclusion de notre première déclaration, nous nous sommes dit : « quel processus imaginer qui puisse permettre une transformation intellectuelle et institutionnelle à la hauteur des défis identifiés ? Etant francophones, nous nous sommes dit qu’il fallait inventer un processus du type « États Généraux de la Planète », un processus semblable à ce qu’avait vécu la France en 1788 avec la préparation des États Généraux. Un processus qui parte de la diversité des réalités locales et de la diversité des points de vue et qui petit à petit, remonte, permette une confrontation des points de vue et ainsi ouvre des pistes sur l’avenir.

C’est pourquoi, en Mars 1988, avec une trentaine de personnalités, nous avons lancé l’appel pour des États Généraux de la Planète. Cet appel, toute proportion gardée, ne s’est pas mal diffusé. Il a été traduit en neuf langues, il a été reproduit dans un certain nombre de journaux. L’idée qu’il fallait inventer un processus mondial de nature inconnue pour résoudre des problèmes mondiaux d’une nature nouvelle s’est petit à petit imposée à nous.

Nous nous sommes alors trouvés pris à notre propre jeu. Nous rencontrions un écho à notre appel, il fallait nous demander comment faire le prochain pas. Nous avons commencé par une série de rencontres en nous disant : « on va progressivement approfondir un certain nombre de questions ». Petit à petit, des perspectives pour de prochains pas en avant ont commencé à s’esquisser. Une des perspectives qui nous a guidé a été de nous dire : face à un problème comme celui-ci, il est indispensable de mettre en scène la diversité des points de vue. C’est ainsi qu’est née l’idée que les États Généraux se prépareraient selon trois voies convergentes.

La première, la voie géographique, que nous appelons maintenant géo-culturelle, consiste à partir du local pour aller progressivement vers le global. Nous avions à cet égard deux grandes méfiances. La première c’est que derrière le discours sur l’interdépendance planétaire se profile un néo-impérialisme « écologico-nord-américain » que les gens du Sud perçoivent fort bien. Un discours sur l’unité du monde qui n’est pas instantanément complété par un discours sur la diversité du monde est un discours qui prend rapidement une dimension totalitaire. Deuxième méfiance, à l’égard du slogan « penser globalement, agir localement ». C’est un slogan d’autant plus dangereux qu’il est facile à retenir, qu’il parle à l’esprit. Il est dangereux parce qu’il donne à chacun le sentiment de participer à un grand tout, d’être intelligent, d’être un acteur dans le monde tout en continuant à faire quelque chose à sa portée. C’est une manière bon marché de mettre en cohérence, ses pensées et ses actes. Malheureusement, c’est complètement pervers parce que c’est la porte ouverte à toutes les hypocrisies : « il y a des grands défis pervers, il y a des grands défis mondiaux, mais moi Madame, comme je trie mon verre et mes déchets organiques, je fais mon boulot et si tout le monde faisait comme moi, les vaches seraient bien gardées! » Eh bien non, il ne suffit pas que chacun accomplisse des actes avec sa portée pour qu’au total l’humanité se mette à la hauteur des nouveaux défis. La démarche inverse, « pensons localement et agissons globalement », est tout aussi valable. Réfléchissons localement, c’est-à-dire partons des contextes locaux dans leur singularité et agissons globalement, c’est-à-dire recherchons à partir de la confrontation de ces différents contextes locaux les manières d’agir pour transformer le système global. En réalité, il faut conjuguer les deux. Les changements de représentation et les changements de gouvernance des systèmes bio-socio-techniques doivent être opérés à tous les niveaux à la fois. Dans mon second livre, intitulé « Un territoire pour l’homme », j’insiste d’ailleurs beaucoup sur cette question de l’articulation des échelles qui me paraît un problème méthodologique et institutionnel central de notre temps. La plupart des questions concrètes doivent être traitées simultanément à différentes échelles : la politique énergétique, l’aménagement du territoire, la gestion des rapports entre les hommes, toutes ces questions doivent être traitées à la fois au niveau du voisinage et au niveau mondial. On ne peut pas choisir en décrétant que certains problèmes se posent à un niveau et d’autres à un autre niveau. Voilà hélas ce que n’ont pas compris ceux qui ont fait la décentralisation en France. Voilà donc la première voie géoculturelle : partir des réalités locales.

La deuxième voie est la voie collégiale : il faut partir des différents points de vue, des différents milieux sociaux et professionnels : les paysans, les pêcheurs, les étudiants, les professionnels, les chefs d’entreprise, les religieux, les fonctionnaires internationaux, les journalistes, etc… Comment chacun de ces milieux peut construire un regard sur notre réalité unique, comment se construisent leurs points de vue par rapport aux mutations à accomplir.

La troisième voie, que l’on a appelé voie sectorielle, renvoie à l’idée d’innovations frontales. L’idée est simple, pour que la gestion de la planète corresponde aux nouveaux défis de l’humanité, il faudra opérer des transformations dans les domaines les plus divers : les institutions, les valeurs, l’éducation, le droit, la fiscalité, les technologies, les modèles de développement, etc… Le groupe de Vézelay a d’ailleurs publié en 1991 un petit opuscule qui s’appelait « les douze travaux du groupe de Vézelay ». Ce fut un effort d’intelligibilité des différents types de mutation à entreprendre dans les décennies à venir.

Une fois balisées ces trois voies de préparation des États Généraux de la Planète, comment le faire concrètement ? Il était bien évident que ce n’est pas un petit groupe de huit personnes comme le notre qui pourrait le faire. Jusqu’où ce groupe devait-il aller ? Nous avons convenu de porter ensemble une première étape, une convention préparatoire des États Généraux qui soit en quelque sorte un modèle réduit dans le temps et dans l’espace de ce que devrait être un jour une confrontation des points de vue au niveau mondial. Entre 1992 et 1993, nous avons donc organisé une série de sept rencontres régionales (en Chine, en Asie du Sud, en Europe, en Amérique Latine, en Amérique du Nord, dans les pays Arabes, en Afrique Sub-saharienne). Nous avons joué le jeu de la démarche géoculturelle. Nous avons cherché à comprendre comment dans ces différentes régions du monde s’énonçaient les priorités de demain. En parallèle, à la suite de notre texte sur les douze travaux d’Hercule, nous avions essayé de faire produire quelques documents de synthèse sur différentes dimensions des transformations à entreprendre : sur l’énergie, sur la conversion de l’armement, sur les valeurs, sur les marchés financiers. C’est à partir de ce travail préparatoire que s’est tenue la convention en Septembre 1993. Elle a réuni pendant cinq jours 60 personnes en provenance d’une cinquantaine de pays. c’est en faisant la synthèse de ce que nous avions appris au cours des années précédentes que le Groupe de Vézelay a rédigé l’esquisse d’une plate-forme pour un monde responsable et solidaire. Bref, nous avons essayé de mettre en mot ce qui s’est dégagé de tout ce temps passé à analyser, à écouter.

Une fois l’ambition affichée, il a fallu déterminer comment se mobiliser pour la tenir. La Fondation ne peut être que l’outil de démarrage, ensuite, on verra la suite de l’aventure. Il y a besoin pour cela d’un imaginaire commun : un socle avec un discours commun et des perspectives communes. Le premier temps a été celui de la validation de la plate-forme. Un petit groupe de personnes appartenant aux différents continents l’avait mise au point, encore fallait-il vérifier que d’autres pouvaient s’y reconnaître. On s’est fixé au début de 1994 comme premier objectif une liste très réduite de signataires. J’espérais que nous atteindrions les signataires originaires d’une trentaine de pays. Nous avons utilisé nos outils et nos réseaux pour choisir des gens auxquels s’adresser, des gens qui nous paraissaient représenter quelque chose dans leur pays et pouvaient nous apporter quelque chose. Le retour de leur part fut bien meilleur que ce que l’on escomptait : on s’est retrouvé en Juin 1994 avec 400 signataires de plus de 80 pays. Certains journaux, le Monde diplomatique, I Manifesto en Italie, Trouw en Hollande, etc… ont publié la plate-forme. Nous avons reçu des lettres de réaction. Celles qui nous ont le plus touché étaient celles qui disaient : « vous avez mis en mots des choses que nous ressentons ». Voilà, c’est ça la plate-forme! Des gens qui se reconnaissent dans les propos. Notre but en effet ce n’est pas de dire des choses nouvelles, de révéler des vérités au monde! Nous avons cherché à mettre en forme ce que chacun pressent et énonce partiellement. On veut donc maintenant construire un processus par lequel nous puissions nous donner mutuellement confiance. L’obstacle majeur que l’on a repéré, c’est l’acratie (une expression d’Aristote), ce sentiment qui fait que l’on sait où il faudrait aller mais que l’on ne trouve pas en soi la force et l’énergie et les moyens nécessaires pour y aller. L’acratie, c’est ce sentiment fabuleux d’impuissance du monde actuel. Ce sentiment partagé aussi bien par le plus petit que par le plus grand. Ce sentiment que l’on va dans le mur mais que l’on ne voit pas comment on peut faire autrement. Les gens du Sud pensent que les gens du Nord ont le pouvoir; les gens du Nord pensent que les États et les entreprises ont le pouvoir, etc… cela me fait penser à ma jeunesse, au jeu « Monsieur le Curé a perdu son chapeau ». A chaque fois, un participant demande « où est le chapeau ? « . Il est chez untel, puis untel, etc.. Et le chapeau est nulle part et chacun se le renvoie. Je me suis intéressé à l’attitude des chefs d’entreprise, en tout cas des chefs de grandes entreprises. Ils sont des outils consentant du destin. Ils sont en haut de leur tour à la Défense, dans leur grand bureau…Il y a le sentiment de jouissance du pouvoir. Mais, sur l’avenir du monde, ils s’aperçoivent comme aussi impuissants que le dernier des citoyens.

Le pouvoir n’existe pas, il faut le construire ensemble. Alors, comment construire ce pouvoir sur le monde, sur le destin du monde, dans des conditions démocratiques conformes aux valeurs que l’on défend ? Voilà l’ambition de l’Alliance pour un monde responsable et solidaire.

Comment faire ? A partir de Juin 1994 on a sorti une première note d’étapes méthodologique en réponse à la demande des signataires qui voulaient savoir, après la signature, comment agir. Nous avons essayé d’imaginer un processus que Jean-Louis Lemoigne appellerait un processus « auto-organisé ». C’est lui qui nous a dissuadé de parler de pilotage du processus et je crois qu’il a raison. Le carburant, c’est l’imaginaire collectif commun.

Mais comment garder une cohérence, avoir une efficacité collective sans avoir recours à un grand chef ? Nous pensons que c’est possible à condition d’adopter des outils de communication cohérents et décentralisés et de nous organiser autour d’un imaginaire collectif commun. Dans les années 80 et 90, j’ai beaucoup réfléchi à la question du pouvoir. Deux points me paraissent essentiels :

La plate-forme est à la disposition de ceux qui la veulent, ainsi que la note méthodologique pour ceux qui seraient intéressés. Elles seront incluses dans le dossier d’ISERIS. »

Pablo Santamaria: « quant au pouvoir des réseaux. Lorsque vous parlez de réseaux, faites-vous allusion à des réseaux de personnes ou à des techniques de communication ? »

Pierre Calame : « je parle avant tout des gens. Mais ce n’est pas dissociable. On ne peut pas parler des gens sans parler aussi de la technologie : il faut dire concrètement comment on les relie. La poste est en elle-même une technologie. Il faut bien se parler. »

Pablo Santamaria : « et que pensez-vous d’INTERNET par exemple ? C’est une manière de toucher beaucoup de gens. »

Pierre Calame : « on a commencé à s’intéresser de très près à INTERNET. Les conférences électroniques seront un des outils importants dans le processus de l’Alliance. Une première conférence électronique a été ouverte. Dans les trois années à venir, nous devons lancer une soixantaine de chantiers qui s’ouvriront à partir de différents « modes d’entrée » dans la complexité. Pour chacun d’eux, on pense qu’il faudra bien ouvrir des conférences électroniques. C’est une période un peu compliquée que nous vivons parce qu’il faut veiller à ce qu’il n’y ait pas une dualité, au sein des réseaux, entre ceux qui sont « branchés » au nouvelles technologies et ceux qui sont « débranchés ». Branchés et débranchés ne signifie pas forcément riches et pauvres. Les Latino-américains et les Asiatiques sont en train de développer une compétence sociale sur le maniement des nouveaux outils télématiques, une compétence bien souvent supérieure à celle des Français. La France est très archaïque là dessus. Elle a misé sur le Minitel, sur des systèmes centralisés. Nous-mêmes nous avons un vrai problème culturel à nous familiariser à INTERNET. Mais un système comme celui-ci est inespéré si on veut donner vie à la notion de démocratie mondiale. Bien entendu très vite se pose le problème de la structuration de l’information qui circule par INTERNET. En effet, le problème du monde actuel n’est pas le problème de circulation des informations. On est déjà complètement saturé d’informations. Songeons qu’INTERNET véhicule actuellement 6000 nouvelles pages par jour! Si cette information n’est pas structurée, que voulez-vous faire de 6000 pages par jour ? »

Pablo Santamaria : « nous avons des illustrations très précises du pouvoir des réseaux à l’échelle de la planète. Prenez l’exemple de la puce de UNTEL. Quelqu’un a été capable d’envoyer à l’autre bout de la planète une information sur la non fiabilité de la puce. UNTEL en connaissait bien le défaut depuis longtemps mais se gardait de le dire. »

Pierre Calame : « pour moi, je suis convaincu que le pouvoir n’est pas un donné, c’est un construit. Il y a souvent une grande déficience dans la réflexion sur le pouvoir. Mon slogan est de dire : « le pouvoir c’est comme le cholestérol, il y a le bon et le mauvais ». A force de mélanger les deux, le mauvais et le bon pouvoir, le pouvoir d’aliéner l’autre et le pouvoir de construire ensemble notre destin collectif sont mis sur le même plan. Or moi je crois qu’il faut radicalement les distinguer. Du pouvoir pour construire avec les autres, j’en veux. Du pouvoir pour aliéner les autres je n’en veux pas. Il y a donc des choix éthiques à faire sur le pouvoir mais on ne peut pas dire : « je ne veux pas de pouvoir ». Dès lors que je veux affirmer la liberté, individuelle et collective, dès lors que je veux avoir prise sur le monde qui se construit, je veux évidemment du pouvoir. Mais je crois aussi que les conditions de construction du pouvoir sont en train de se modifier radicalement avec les systèmes techniques. Je prends un exemple relatif à la rencontre de Kigali que j’ai évoquée tout à l’heure. Nous avons voulu bâtir pendant la conférence un système de consultation par INTERNET, en temps réel. C’eut été une symbolique formidable de la solidarité mondiale avec le peuple rwandais. Simplement, nos réseaux n’étaient pas prêts à le faire. Et puis les Rwandais ont eu une réaction intéressante : ils ont dit « on ne va pas prendre nos ordres à Paris ». En d’autres termes l’idée que l’on puisse accumuler à Paris de l’information leur a paru une menace. Ils n’ont pas compris. En réalité, on est au tout début d’une mutation. En ce qui nous concerne nous voyons bien l’enjeu, nous nous sommes branchés sur INTERNET et, à la Fondation, on a déjà développé quatre ou cinq conférences électroniques. Mais c’est un tout début. Il y a dans l’équipe de la Fondation 20 personnes mais il n’y en a que cinq ou six qui lisent leur courrier électronique tous les jours. C’est le début d’un long apprentissage. Mais on fait le pari que d’ici 1999, d’ici les États Généraux de la planète, les réseaux d’échanges collectifs à distance seront devenus un élément central de la notion de citoyenneté mondiale. »

Pablo Santamaria : « l’évolution des technologies pourrait prendre beaucoup d’importance sur l’avenir de l’homme. J’ai fait partie des derniers à passer le baccalauréat avec la règle à calcul et pour moi un chiffre avait un sens avec l’arrivée des machines à calculer ce n’est plus le cas. Que va t-il se passer quand on va voir arriver sur le marché du travail des jeunes qui actuellement n’apprennent pas à écrire « papa », qui ne font plus de pleins et de déliés, mais écrivent avec des claviers ? Comment à la Fondation abordez-vous ce problème là ? »

Pierre Calame : « nous essayons de l’aborder. Jacques Poulet-Mathis est à la Fondation en charge de la réflexion sur la maîtrise sociale des technologies. Comment imaginer un minimum de contrôle collectif des mutations technologiques ? Ce que vous racontez à propos du clavier se rencontre déjà à propos de la télévision. A propos des autoroutes de l’information, avec la revue Transversale, nous avons pris une initiative modeste à l’occasion du sommet du G7 qui va bientôt se réunir à Bruxelles. Nous avons souligné que le G7 défend des grands investissements dans les autoroutes de l’information mais qu’il n’aborde pas du tout la question de la demande sociale, la question de savoir qui peut véritablement utiliser ces autoroutes. Et aucun moyen financier n’est prévu pour développer des expérimentations à partir de la demande sociale. C’est là-dessus que nous voulons ouvrir un débat. Nous avons lancé une lettre ouverte il y a un mois et nous avons déjà beaucoup de réponses montrant qu’il existe d’ores et déjà de nombreuses innovations sociales s’appuyant sur les nouvelles technologies de l’information.

Pour moi la question de la maîtrise sociale de la science et des techniques est fondamentale. Je pense que le développement des systèmes techniques s’est complètement autonomisé, échappe à la régulation sociale et politique. Dans mon livre « Mission possible » j’ai écrit un chapitre intitulé « la science est-elle encore dans le camp de la liberté ? " C’est ce chapitre qui m’a valu le plus de réactions négatives et cela me paraît significatif. A la question la science est-elle encore dans le camp de la liberté, je réponds en effet plutôt par la négative. Historiquement, la science a quitté le camp de la liberté pour rentrer dans le camp des corporatismes totalitaires. Nous ne posons pas assez de questions sur la responsabilité. Prenons l’exemple des médecins qui, dans les meilleures intentions du monde, ont commencé à réaliser les greffes d’organes. A mes yeux, ils sont incontestablement responsables du fait que maintenant, en Colombie, certains enfants se balladent sans yeux parce qu’on les leur a volés dans le cadre d’un trafic d’organes. Je développe à ce sujet un slogan : « nul n’est censé ignorer les rapports de force ». Quand on introduit de nouvelles connaissances scientifiques et que l’on se plaint ensuite de les voir perverties, c’est comme si on disait « je ne connaissais pas la loi! » C’est là tout le débat de la responsabilité collective et scientifique.

A la Fondation on aimerait bien trouver des alliés pour créer des espaces de réflexion sur les conditions de maîtrise des technologies. En réalité quelques chercheurs seulement travaillent là-dessus et ça ne passionne pas les foules. Le contrôle social de la science est réduit à des comités de bio-éthique composés de gens qui sont à l’intérieur du système. C’est comme de faire contrôler la politique énergétique par EDF! Il ne faut pas se moque du peuple!

Il y a quelque chose de préoccupant dans l’expérimentation scientifique. Il y a quelques années, la Fondation a été alertée sur le contenu de la loi relative à l’expérimentation scientifique. Au détour d’un article, on ouvrait la porte au droit à l’expérimentation scientifique sur les débiles mentaux, avec une petite close qui précisait quand même que cette expérimentation devait être faite dans l’intérêt du malade. Mais, précisait-on, l’intérêt pouvait être indirect. Ce n’est pas autrement que commence les dérives qui conduisent au nazisme! Ce qui me préoccupe dans la science c’est qu’elle est contrôlée par un système corporatiste. Si vous dites quelque chose contre les scientifiques, vous êtes suspecté vous-même d’être en faveur de l’inquisition. Ainsi le système est complètement bouclé. Si vous êtes critique à l’égard de la science, vous êtes suspecté d’être dans le camp de l’obscurantisme. Du coup, il n’existe aucun espace philosophique, social et politique pour réfléchir de façon critique à la maîtrise de la science et de la technique.

Dans la plate-forme pour un monde responsable et solidaire, nous avons mis en avant comme une des valeurs fondamentales le devoir de prudence. A l’heure actuelle, il n’y a pas de véritable urgence à la recherche scientifique. Il n’y a aucune urgence à développer d’autres compétences, d’autres techniques, d’autres besoins. Les enjeux de l’humanité ne sont plus du tout là. Mais des logiques institutionnelles lourdes, des logiques économiques lourdes poussent au développement de la science et de la technique dans différents domaines. Quand on regarde de près les logiques scientifiques, elles ressemblent tout à fait aux logiques économiques en économie libérale. Je le sais bien pour avoir été chercheur à une époque de ma vie professionnelle. Quand on veut faire financer des recherches, il faut mettre en avant des créneaux d’ignorance exactement comme les entreprises doivent mettre en avant des besoins non satisfaits pour développer leurs produits. Et cela devient de plus en plus laborieux! Mais personne ne débat de ces logiques parce que c’est un tabou. Le tabou sur la production de la science est le tabou le mieux gardé du monde. Il a ses vigiles, ses grands prêtres, ses systèmes de défense. Actuellement, toucher à la science reste le meilleur moyen de se faire « dégommer ». »

Viviane Baque : « sur la volonté de puissance et sur l’amour. »

Pierre Calame : « en ce qui me concerne, je n’opposerai pas puissance - au sens où je l’entends - et amour. Quand je parle de puissance, de pouvoir, je ne fais pas allusion à une volonté de puissance. Pour moi il s’agit d’arriver à être en prise ensemble, pour construire quelque chose, face aux déséquilibres qui nous menacent. Une telle attitude me paraît aller de pair avec l’amour, en tous cas ne pas aller contre. L’important pour moi est que l’on cesse de fantasmer sur le pouvoir, que l’on cesse d’imaginer que le pouvoir est tapis dans des lieux, qu’il existe des puissances qui peuvent. Car cette vision va en général de pair avec le sentiment de notre propre impuissance, avec le sentiment que même si on va dans le mur on n’y pourra rien. »

Régis Ribette : « n’est-ce pas le mariage entre les deux qu’il faut essayer de trouver ? Cet appétit très positiviste pour la science, c’est aussi toute notre culture. Nos élites ont été formées comme cela. Elles reproduisent des modèles qu’elles ont appris, elles entretiennent l’espoir qu’un jour on maîtrisera tout le monde par les équations. Cela reste très prégnant dans notre culture. Alors que dans le domaine de l’humain et du social, on est dans le domaine du flou ou, comme disent les scientifiques, les sciences molles. On n’a pas de repères pour savoir si vraiment on progresse. La course à la connaissance scientifique n’est-elle pas elle-même un alibi, parce qu’elle est plus facile, parce que c’est plus mesurable ? Ce n’est pas nécessairement un progrès mais enfin c’est un avancement, on bouge, on photographie, on stimule l’avancement. Alors que dans le domaine humain et social, les philosophes travaillent depuis quelques millénaires mais est-ce que l’on a vraiment progressé ? »

Pierre Calame : « ce que je voulais dire à propos de l’opposition entre puissance et amour c’est qu’il me semble qu’il faut d’abord se mettre d’accord sur le contenu des mots. François Fourquet, économiste, a écrit à notre demande un petit dossier intitulé « l’argent, la puissance et l’amour ». Je me méfie d’un débat sémantique où l’on s’oppose sur la signification des mots. »

Philippe Hennequin : « je ne crois pas qu’il s’agisse seulement de sémantique. Mais j’aimerais revenir un peu en arrière sur la vision que vous avez de la science, parce qu’elle me paraît terriblement pessimiste. Vous avez évoqué la médecine en faisant un parallèle entre les prélèvements des organes sur les enfants de Bogota et les progrès de la médecine. J’avoue que je ne comprends pas. J’ai un peu de mal à passer de l’un à l’autre. S’il y a des abus qui sont horribles et parfaitement condamnables, je ne vois pas en quoi cela affecte la recherche qui est à l’heure actuelle très encadrée sur le plan législatif. J’ai un peu de mal à vous suivre sur ce chemin. Je ne crois pas que ce soit un débat sémantique, c’est une question de fond. Si vous avez la perception - et vous en avez le droit - que tout progrès scientifique est quelque part de l’ordre du pouvoir et de la jouissance, il y a certainement là un défaut de communication entre ce que font d’un côté les médecins et de l’autre la manière dont est reçue la pratique. Pour ma part, j’ai une approche très humaniste de cette profession. »

Pierre Calame : « je voudrais dire d’abord qu’il est difficile de penser, pour ceux qui me connaissent un peu, que j’ai une idée pessimiste de quoi que ce soit. Sinon on ne se serait pas embarqués dans la Fondation. En outre, en tant que scientifique, je suis très attaché à l’effort de rigueur. Mais je prétends que le lien entre trafic d’organes et recherche médicale sur la transplantation d’organes est direct. Quand en 1988 on a débattu de l’appel pour des États Généraux de la planète, un prix Nobel de médecine a refusé de signer parce que l’appel comprenait une interrogation sur la science. Selon lui, et je reprends sa formule, « la science est pure, ce sont les applications de la science qui ne le sont pas ». Ecoutez! c’est un peu court comme argument. Il ne faut pas exagérer : il y a des logiques sociales de production de la science. Acceptons de les regarder de plus près. Et j’ajoute que face à l’ampleur des défis existants dans le monde en ce qui concerne la santé, les conditions élémentaires de la santé, je constate que l’énergie des scientifiques n’est pas orientée vers la résolution de ces problèmes. Nous avons le devoir de regarder par quels processus politiques, sociaux, intellectuels, épistémologiques et institutionnels la science est produite. On n’a pas le droit de se fermer les yeux. »

Philippe Hennequin : « vous posez la question de manière différente de la manière dont vous l’aviez fait initialement. Vous la posez maintenant en terme de répétition. Initialement, vous l’aviez posée plus en terme d’opposition. C’est le côté un peu spectaculaire de votre expression qui m’a fait réagir. Chaque fois que l’on a recours au spectaculaire, on frappe l’attention des gens, mais cela a l’inconvénient d’être réducteur. Il y a des tas d’autres exemples effectivement d’insuffisance de la recherche vis-à-vis des défis de l’humanité. Là dessus je suis d’accord avec vous. »

Pierre Calame : « l’objet même de la Fondation est la science. Simplement, nous refusons de mettre sur un piédestal les connaissances scientifiques par rapport à des connaissances plus empiriques, plus expérimentales. Nous pensons que les connaissances doivent être mesurées à l’aune de leur utilité, à l’aune de ce qui se passe sur le terrain et non à l’aune de critères expérimentaux de vérité scientifique.

S’il y avait des espaces de débats sur la science, je serai ravi. Quand en 1991 nous avons redéfini les orientations de la Fondation à l’issue de la période sabbatique, nous avions dit qu’elle aurait trois branches maîtresses. Notre troisième branche maîtresse c’était la création d’un espace de réflexion sur les rapports entre la science et le progrès de l’homme. Mais nous n’avons pas eu les moyens de développer cette troisième branche maîtresse, nous n’avions pas assez d’alliés, d’argent et de ressources humaines. Mais nos locaux sont ouverts à quiconque serait désireux de créer un tel espace de débat. Car je crois qu’il y a là vraiment une urgence.

Je voudrais à cet égard vous raconter une petite anecdote. Peut être la vivrez-vous elle aussi comme un propos anti scientifique mais ce n’est pas mon intention. Un jour que je posais la question des logiques sociales, culturelles et épistémologiques qui guident la science actuelle, un ami chimiste me dit : « écoute, ton propos est caricatural, les institutions scientifiques ont une réflexion critique beaucoup plus poussée que tu ne le dis. Prends l’exemple de l’American Chemical Society ». « Ah bon » dis je « je suis ravi de savoir qu’ils réfléchissent sur eux-mêmes ». « Je vais t’envoyer des articles » me dit-il. Il m’envoie les articles. Ils portaient tous sur une réflexion critique du fonctionnement social, politique, etc… Mais il ne m’a pas envoyé une ligne de réflexion sur les conditions sociales et politiques de la recherche en chimie. J’en attends encore. Peut-être va-t-il en chercher!

Je voudrais vous raconter encore une autre anecdote. Nous avons coédité avec « La Découverte » un livre intitulé « L’état des sciences et des techniques ». Je participais au Conseil d’orientation avec Jacques Poulet-Mathis. Un jour j’ai demandé qu’il y ait un chapitre sur ce que les découvertes scientifiques des dix dernières années avaient apporté aux défis fondamentaux de la planète. Un scientifique s’est exclamé : « mais Monsieur, la science n’est pas faite pour cela! » J’ai répondu : « je suis bien d’accord mais qu’au moins on le dise au grand public. On lui demande sans cesse de l’argent pour la recherche en expliquant que c’est fait pour résoudre les problèmes de l’humanité!". Je n’aime pas ce cléricalisme qui fait qu’on est prêt en privé à admettre la vérité à condition que ça ne se diffuse pas dans le public. Je ne supporte pas cette hypocrisie. Si vous avez besoin d’une salle bien chauffée pour créer un espace de débat là dessus entre médecins, physiciens, etc… la Fondation est prête à vous ouvrir ses portes! »

Régis Ribette : « peut-on imaginer une science qui soit libre de son objet, de sa recherche, qui soit totalement détachée de ses finalités ? Peut-il y avoir une science qui ne soit pas une recherche pure ? Peut-on éviter les contradictions du fait qu’en effet il y a des besoins sociaux, qu’en effet il y a des limites aux moyens financiers mobilisables pour la recherche, qu’en conséquence une programmation de la recherche est nécessaire et qu’au bout du compte il n’y a plus de science possible sans orientation du gouvernement en fonction des besoins sociaux ou des besoins économiques ou politiques ? Il y a dans le discours des scientifiques des questions fondamentales que vous éludez : y a-t-il une recherche possible en dehors de la liberté de chercher ? »

Pierre Calame : « les hommes font de la recherche sans être libres. Vous venez vous-même d’énoncer la contradiction. Vous n’êtes pas libre de chercher. Si vous exerciez cette liberté, vous perdriez votre poste. Si vous faites de la recherche interdisciplinaire, vous ne progressez pas dans votre carrière. Alors vous arrêtez. Ou si vous ne jouez pas le jeu de la compétition disciplinaire, on dit de vous : « il fait ça parce qu’il ne pouvait pas résister à la compétition avec les meilleurs ». S’il y a bien des gens qui ne sont pas libres, ce sont précisément les scientifiques! Ce que je demande, c’est qu’il y ait un travail épistémologique et une réflexion politique sur la place de la science dans la société, sur les conditions de maîtrise sociale des développements technologiques. Comment peut-on parler de démocratie si cet espace n’existe pas ? La démocratie devient l’art d’amuser les gens sur des sujets sur lesquels ils n’ont pas de prise. »

Question : « vous parlez de créneau d’ignorance! »

Pierre Calame : « je parle de créneau d’ignorance pour montrer comment les logiques concrètes de développement des appareils de recherche sont comparables à la logique des entreprises dans les sociétés riches. J’ai été moi-même chercheur dans le domaine urbain. Quand on a à répondre à un appel d’offre, ce qui est fondamental, c’est moins de montrer ce que l’on sait que de mettre en évidence qu’il y a des questions sur lesquelles on est tous ignorants et qu’il faudrait approfondir. Si vous n’arrivez pas à trouver des questions qu’il faudrait creuser, vous n’aurez jamais de sous! De même si vous n’inventez pas un nouveau déodorant et que vous n’utilisez pas la pub pour convaincre les gens qu’ils en ont besoin, leur faire se demander comment ils ont pu jusque là vivre sans cela, vous ne vendrez pas votre produit et vous fermerez boutique! C’est cela que je voulais dire. Les logiques sont totalement semblables. »

Commentaire : « nous ne sommes pas mûrs par rapport aux outils que nous découvrons. Les limites du champ de la recherche sont là. La planète va mourir en fait parce que nous ne sommes pas mûrs par rapport aux outils que nous créons. La recherche qui serait essentielle à l’heure actuelle c’est la recherche des outils de maturation pour l’humanité. »

Pierre Calame : « on ne prépare pas les gens à cette maturité. Nous avons dans notre programme sur l’innovation développé une réflexion sur la maîtrise sociale des technologies, sur la formation des cadres. Nous avons voulu entreprendre une réflexion critique sur la formation des cadres. Mais on ne trouve pas d’alliés pour avancer là-dessus. Quand je regarde la formation de nos élites techniques, je dis qu’on produit des barbares, ce que j’ai appelé ailleurs des « autistes sociaux ». Des gens incapables d’entendre la logique des autres. Eh bien essayez de trouver un espace public pour débattre de cela avec la conférence des grandes écoles! Je vous souhaite bien du plaisir. Nous voulions précisément proposer de réfléchir à des outils de formation pour donner aux futures élites une maturité. On ne peut pas dire que l’on ait eu un succès formidable! J’entends par maturité une capacité de réflexion sur la maîtrise des systèmes techniques dont le développement est de plus en plus autonome et qui échappe au contrôle social et politique. Mais en France, on n’arrive pas à créer d’espace public pour débattre de cela. La France reste à ce sujet le bastion du positivisme pur et dur.

En 1994, nous avons animé avec le CNRS des journées nationales du programme CNRS de l’environnement. C’était à Montpellier. Le texte de synthèse sur la science citoyenne aborde ces questions. Je constate que les institutions scientifiques françaises, celles que je connais un peu mieux que les autres, continuent à construire des profils de carrière qui font que quelqu’un qui se passionnerait pour l’interdépendance entre les disciplines scientifiques serait marginalisé. Il n’y aurait même pas de commission pour juger de la qualité de ce qu’il fait. J’ai d’ailleurs rencontré le même problème au sein de l’administration de l’équipement. Tout le monde sait que les problèmes d’habitat sont les plus compliqués et les plus importants de tous ceux que traite le Ministère de l’Equipement. Mais les profils de carrière restent organisés autour des vocations premières du Ministère, les problèmes d’infrastructure. Depuis des décennies, tout le monde pleurniche en disant que les problèmes d’habitat ne sont pas pris en charge mais la gestion des ressources humaines n’a pas changé pour autant. D’une manière générale, le décloisonnement tout le monde en parle mais tout le monde s’en fiche! »

Régis Ribette : « c’est vrai, ce n’est ni dans notre culture, ni dans nos institutions. Pour prendre un projet que l’on a évoqué ici, la formation d’ingénieurs en développement des territoires et en ingénierie des lieux de vie devrait porter un regard sur la science, devrait intégrer les dimensions humaines, sociales, écologiques et autres. Quand vous parlez comme vous l’avez fait de systèmes bio-socio-techniques, bien des gens ouvrent de grands yeux. On a beaucoup de mal à convaincre, à piloter un projet de cet ordre là, à le faire avancer. Il n’est pas en panne, mais il n’avance pas vite. Ce n’est pas dans la culture des gens. Tout notre système universitaire est basé sur des disciplines très étroites et des systèmes de carrière liés à ces disciplines. Dès que l’on parle de transdisciplinarité on ne sait pas trop comment faire. C’est pour cela que l’on a créé ISERIS. On voudrait brasser un peu tout cela. On espère avancer. »

Commentaire : « c’est quand même en train de changer au niveau des grandes écoles. Dans certaines écoles on forme les ingénieurs au commercial. C’est peut être encore cloisonné mais dès que des gens auront cette double formation, les choses changeront. »

Philippe Hennequin : « je serais un peu moins optimiste que vous sur l’intention des personnes qui sont hybrides, qui sont parfois au ban de la société et qui font peur. Quelques fois aussi ils sont simplement à la recherche de créneaux bien avant les autres. Je fais moi-même partie de ces hybrides. »

Pablo Santamaria : « si ces personnes hybrides sont de plus en plus demandées au niveau local, elles seront par la suite demandées au niveau global. On commence à demander de ces profils. »

Françoise Rabasse : « il y a un problème d’identification des compétences. Ces compétences sont identifiées avec des étiquettes : vous êtes urbaniste, ingénieur. Dans l’espace culturel français, ça ne passe pas très bien d’être à la fois urbaniste et médecin. Mais comment repérer les pluricompétences ? »

Pierre Calame : « en ce qui concerne le cas français, je crois qu’il faudrait développer deux politiques, au sens fort du terme :

Or, depuis 50 ans, le débat se réduit à la question de savoir s’il faut arrêter les concours et la préparation aux grandes écoles.

Le problème n’est pas là. Il y a nécessairement des filières d’excellence dans un système hiérarchisé. Si cette filière n’est pas sélectionnée par concours, elle se fera par copinage ou par servilité envers le prince. Mais il y aura forcément des modes de sélection. Non, le problème est beaucoup plus large. Il faut redéfinir un projet de formation des élites. C’est ce qu’ont fait les Jésuites au XIXème siècle, c’est ce qu’ont fait les fondateurs de la République au XIXème siècle. Mais depuis ? Comment former, que doivent être ceux qui par leur savoir faire et leur savoir exerceront un pouvoir social dans notre société ? Qu’en attend on ? Sur quelles valeurs veut-on les former ? Par quels critères seront-ils jugés ? Quelles devront être leurs compétences humaines autant que leurs compétences techniques ? Quels doivent être les troncs communs de leur formation, au delà de leur spécialité ? Il faut sur ces questions créer des espaces publics de débat. Réfléchir aux logiques institutionnelles, réfléchir aux mécanismes économiques. J’ai craint que vous ne perceviez mon propos comme le plaisir d’invectiver. Mais mon propos n’est pas du tout l’invective. »

Régis Ribette : « cela nous montre que nous sommes lucides sur tout ce qui reste à faire. Et à partir du moment où il y a beaucoup à faire, on peut être enthousiaste. Pour reprendre vos mots, « la complexité est une fête », c’est vraiment quelque chose qui me parle beaucoup. Vous citiez dans votre livre « Mission Possible » la rencontre européenne d’étudiants qui s’était tenue en Mai 1992 à Toulouse et vous disiez que la valeur clé qui était arrivée en tête était l’enthousiasme, le transport divin, le moteur essentiel pour se mettre en route. Vous n’en manquez pas. Je crois que ce soir, vous en avez été bien doté.

Nous allons remercier notre hôte, pas seulement pour son hospitalité de ce soir mais aussi pour tous les matériaux qu’il nous a livrés.

Parmi les travaux que vous avez évoqués, nous sommes notamment intéressés par l’élaboration d’un thesaurus tourné vers l’action. Pour nous ce serait plutôt un thesaurus tourné vers la recherche. Nous avons un certain nombre de doctorants et d’étudiants. Nous échangerons avec plaisir sur ce plan là. »

Pierre Calame : « les documents qui ont été évoqués sont à votre disposition. Jacques Poulet-Mathis pourra en faire une sélection en fonction de vos besoins. Merci de m’avoir écouté. »