Les échelles de la démocratie participative : du territoire à l’Europe - Entretien avec Karl Heinz Lambertz, Ministre-président de la Communauté germanophone de Belgique et Premier vice-président du Comité des Régions de l’Union Européenne

Séances 2 et 3 du cours en ligne Démocratie Participative

Pierre Bauby, Mihaela Similie, 2016

Centre National de la Fonction Publique Territoriale (CNFPT)

Cette interview pose la question de la démocratie participative à l’échelle de l’Europe. Des initiatives innovantes ayant apporté un plus à l’action publique, la responsabilité des élus, leur co-reponsabilité avec les citoyens, le rôle des fonctionnaires et des entreprises privées, la place de la contestation dans le débat… sont autant de sujets approfondis avec Karl Heinz Lambertz.

Partie 1 de l’entretien de Karl Heinz Lambertz
Partie 2 de l’entretien de Karl Heinz Lambertz

Comment appréhender les demandes de participation, de démocratie participative, de co-production qui se développent au plan local, national et européen ?

Réponse de Karl Heinz Lambertz :

Oui, si nous prenons l’Europe contemporaine et si nous voulons examiner l’état de la question en matière de participation citoyenne, nous devons peut-être parler de deux structures européennes. D’une part l’Union européenne où nous nous trouvons maintenant ici au siège du comité des régions, mais aussi du conseil de l’Europe à Strasbourg où notamment le congrès des pouvoirs locaux et régionaux est aussi un haut lieu de réflexion sur l’évolution de la démocratie locale et régionale. 28 états et 67 états, voilà une expérience très riche en matière de participation, mais avant d’entrer dans les détails, je crois qu’il faut cadrer les choses. Quand on parle de participation au niveau local et régional, nous devons évidemment nous rendre compte de l’extraordinaire diversité du paysage des collectivités territoriales en Europe.

Vous l’avez dit vous-mêmes, nous avons des étapes plutôt centralisées avec des formes de décentralisation, mais qui restent quand même vraiment du top-down. Nous avons aussi d’autres États fédéraux notamment ou plus régionalisés, et entre les deux, il y a d’ailleurs des frontières qui glissent, où le pouvoir suprême de l’État se partage entre un niveau central et un niveau décentralisé qui s’appelle souvent entité fédérée avec les noms les plus divers : des cantons en Suisse jusqu’aux provinces du Canada ou les régions en Belgique, ou encore des länder en Allemagne et en Autriche. Cela est plus important parce que si on ne tient pas compte de cette différence structurelle, on confond souvent les choses et on est surtout vite victime d’une comparaison trop facile ou trop simpliste.

Si nous observons le paysage des collectivités territoriales en Europe, nous constatons deux choses : tout d’abord, une extraordinaire diversité, des identités multiples très riches parfois plus anciennes que les Etats eux-mêmes en pleine évolution d’ailleurs. Nous voyons surtout que chaque pays a trouvé sa façon de s’organiser. Si on cherche des points communs, on voit deux choses. On voit plutôt un renforcement du positionnement des collectivités territoriales, qu’elles soient locales ou régionales. Bien que la crise des dernières années a conduit un peu à faiblir les collectivités souvent dans un processus un peu machiavélique : on leur donne plus de responsabilités et moins de moyens.

L’autre tendance lourde qu’on peut constater, c’est que les formes classiques de démocratie représentative évoluent partout. Elles ne sont plus satisfaisantes en tant que telles, et font appel à de nouvelles formes de participation plus directe, participation de ce qu’on peut appeler la société civile organisée et tous les mouvements, les organisations, les structures qui se mettent en place, ou tout simplement aussi la participation citoyenne tout court qui parfois est d’ailleurs très individuelle. Il y a beaucoup de collectivités qui recherchent maintenant des formes de dialogue directes avec la population via internet, ou alors collectives parce que des gens ayant des intérêts communs s’associent, même si c’est momentanément pour mieux défendre leurs intérêts. C’est quelque chose qui est en pleine évolution. Là aussi, il faut se méfier des comparaisons trop simples.

On dit souvent que l’exemple type est la Suisse, la meilleure participation. C’est vrai que la Suisse a une tradition de démocratie directe extrêmement ancienne, mais tout le système suisse est basé sur un modèle différent de celui que nous connaissons dans les démocraties parlementaires classiques. Donc, aller chercher un élément du système suisse et le transposer en France, cela ne peut qu’être un échec. Cela vaut également pour d’autres pays, mais on peut évidemment trouver dans la manière de décider en Suisse des éléments intéressants. On peut aussi trouver des éléments très intéressants dans pas mal d’expériences faites dans les différents Etats européens, que ce soit par des formes de consultation populaire, que ce soit par la forme de budget participatif, que ce soit par la forme d’un droit de requête particulier ou de consultation obligatoire, il y a une énorme richesse en la matière de la participation. Je crois que nous ne sommes aujourd’hui qu’au début d’une évolution. Je continue à croire très fondamentalement dans la valeur de la démocratie représentative, mais je crois qu’il faut la compléter. Il faut l’enrichir, la rapprocher davantage de la population par des initiatives diverses. On peut faire des expériences très complexes ou très simples, et l’essentiel qu’on peut retenir de tout ce qu’on voit à gauche et à droite – sans que je considère cela en termes politiques – est qu’il faut être vraiment soucieux de ne pas créer des illusions. La pire des choses c’est de lancer un processus de participation et de le laisser alors se terminer en quelque chose qui n’est pas opérationnel.

Il faut aussi se méfier des formes de participation alibi. Cela fait bien de faire la participation même si l’on a déjà décidé. Alors, il faut que le décideur soit honnête et dise qu’il n’y a plus rien à participer. Vous m’avez élu, je prends mes responsabilités et si vous n’êtes pas d’accord, vous choisissez un autre à la fin de l’année. Faire semblant de vouloir consulter sans donner vraiment une possibilité d’influencer le processus, c’est l’erreur la plus grossière qu’on puisse faire en la matière. Et moi, je crois d’ailleurs que la meilleure façon de procéder, c’est d’imaginer les mécanismes de consultation à un moment où les choix sont encore ouverts, où il y a encore des choix à faire. Il faut cadrer le sujet. On peut faire des participations où on dit n’importe quoi indépendamment de l’écoute et des difficultés. Cela peut être libératoire en termes d’animation collective, mais ce n’est pas ça qui va changer le monde. Il faut cadrer les problèmes et alors, il faut vraiment intervenir avec ce type de participation au moment où il y a encore quelques choses à choisir en termes de choix.

Si on arrive à faire cela, on a alors vraiment une bonne opportunité et la grande difficulté c’est alors d’arriver à entrer en dialogue avec ceux qu’on voudrait bien faire participer, mais qui ne participent pas. Parce que souvent quand on offre une opportunité de dialogue, c’est toujours les mêmes qui vont venir. Ceux qui seraient vraiment peut-être les plus intéressants à contacter ne viennent pas spontanément, pour un tas de raison bonne ou mauvaise. Dépasser cet obstacle-là, c’est un vrai défi.

Pouvez-vous relater une ou deux expériences innovantes qui ont apporté un plus à l’action publique, au service public, grâce à la participation ?

Réponse de Karl Heinz Lambertz :

Oui, je peux citer un exemple, mais je vais me limiter à des choses que j’ai vécues plus directement dans ma région, mais que j’ai vues sous d’autres formes ailleurs. Je prends tout le développement rural. En la matière, en Wallonie en Belgique, on a vraiment développé un système très efficace de participation de la population dans les différents villages à la définition d’objectifs et de projets et aussi aux choix à faire. Quand on a en effet dix projets, on ne peut en financer que deux et il y a parfois des choix très pénibles à faire. On a trouvé le moyen de faire prendre ce choix par les gens eux-mêmes et non pas par une instance politique ne fusse que ce soit le conseil communal, mais on laisse décider les gens eux-mêmes. C’est quelque chose qui peut être très opérationnel, mais le gros problème qu’on a constaté en Belgique, c’est que les durées de réalisation sont tellement longues et tellement éloignées que les gens se découragent à mi-chemin.

Et là, j’ai pu découvrir des choses extraordinaires dans un land autrichien qui est la base Autriche. C’était un peu l’endroit où ce développement rural a d’ailleurs été développé déjà il y a une bonne trentaine d’années. C’est une grande expérience. Ils sont parvenus à raccourcir ce délai et à faire des opérations où les gens voient encore la réalisation dans un délai raisonnable. Cela me paraît très important.

L’autre expérience est très intéressante aussi dans les contextes où les décisions à prendre sont des décisions de nature législative comme par exemple dans les Etats fédéraux ou les länder ou les régions où les cantons peuvent décider des choses très importantes. On a trouvé les mécanismes de participation où on fait une sélection par hasard et d’une manière organisée. On organise donc une opération de participation qu’on encadre par une animation, par une préparation. Pendant quelques jours, on met les gens ensemble choisis suivant un système de tirage au sort ou par téléphone en garantissant quand même une représentativité en termes d’âge, de sexe et de profession. On laisse alors les gens élaborer des ébauches de solution. Et quand on a fait cela, on organise alors le dialogue avec les décideurs politiques dans les parlements régionaux ou dans les gouvernements régionaux ou avec les deux ensembles et on dit ce que nous avons imaginé comme solution. On leur demande ce qu’ils en pensent. Les responsables politiques doivent alors se positionner. Au moins, ils devront donner une réponse très claire en disant que cela est possible, que cela ne paraît pas possible, et ici il faut attendre ou bien là il y a de grosses difficultés, mais ne pas laisser les gens partir avec de l’enthousiasme vers quelque chose et puis changer de sujet et prendre le prochain enjeu, et créer ainsi une énorme frustration qui alors est en réalité une régression.

La participation et la co-production n’impliquent-elles pas une co-responsabilité à la fois des citoyens et des élus, dont le rôle est d’arbitrer, de prendre des décisions ?

Réponse de Karl Heinz Lambertz :

C’est de la co-responsabilité à condition qu’on n’ait pas une confusion en termes de compréhension. En dernier essor, c’est toujours l’élu qui l’a décidé. Il va prendre ses responsabilités. Il n’est pas question qu’il se cache derrière quelque chose, mais ce dont on va discuter se constitue autrement que dans l’approche classique où il y a quelque part un fonctionnaire le plus intelligent du monde peut-être, mais quand même parfois un peu éloigné de la réalité qui a proposé quelque chose. Il y a des responsables politiques qui assument la proposition et puis en discutent entre élus. Ici, on permet à plus de créativité de s’articuler. Et si on arrive alors aussi à opérationnaliser un peu le résultat de cette créativité en termes de choix politique, le décideur va alors probablement aborder finalement les choses autrement qu’ils ne l’auraient fait si on n’avait pas eu ce processus. C’est un peu la créativité et l’innovation qu’on doit essayer à mon avis de réussir le plus souvent possible.

Dans ces conditions, l’élu, bien loin d’avoir ses pouvoirs réduits, n’a-t-il pas au contraire plus de responsabilités ?

Réponse de Karl Heinz Lambertz :

Il aura souvent des choix auxquels on n’aurait pas pensé autrement. Il aura parfois aussi l’embarras du choix. On lui soumettra plus d’idées qu’il n’aurait eues autrement, et comme tout ne peut pas être réalisé, parfois les choses ayant aussi un aspect contradictoire, il devra faire peut-être plus de choix encore. Mais là en tout cas, la pertinence de ce qu’il va faire s’agrandit.

C’est donc un atout pour les élus et non un obstacle ?

Réponse de Karl Heinz Lambertz :

Il faut sortir de cette approche défensive. Beaucoup d’élus ont plutôt l’impression, et ils sont souvent suivis en cela par leurs fonctionnaires, qu’ils doivent se défendre contre la population. Non, je crois qu’il faut d’abord être ouvert et accepter même des approches très critiques et très fondamentalement différentes de ce qu’on a fait jusqu’à présent. Il faut aussi avoir le courage de dire quand les choses ne sont pas réalisables ou quand on n’est pas fondamentalement d’accord. Il faut aussi avoir une certaine capacité à entrer dans les conflits et les mécanismes nécessaires pour les résoudre. Et puis, il faut aussi savoir que dans ce genre de dialogue, derrière une approche soi-disant très solidaire et à première vue très axée sur le bien commun, se cache de l’égoïsme collectif. Il faut savoir aussi que parfois, on doit prendre des décisions qui ne plaisent pas à tout le monde, et ce n’est pas à celui qui crie le plus dans ces cas-là qu’il faut donner toujours raison. Il faut parfois aussi avoir le courage et la force d’entrer dans un conflit.

Il faut le faire d’une manière organisée et avec un dialogue ouvert, en tout cas aussi longtemps qu’on n’a pas à faire à des tendances plus populistes qui arrivent aussi avec un esprit de recherche de compromis. Il y a en effet très souvent plus de perspective de compromis quand on travaille un peu, quand on essaie de comprendre ce que dit l’autre, qu’on ne l’imaginerait au début quand on commence à avoir un problème où il y a des difficultés.

Il existe aussi ce que l’on peut appeler la participation contestataire, où des gens se mobilisent contre une décision projetée ou prise. Est-ce que la contestation peut être également intégrée ou est-ce néfaste ?

Réponse de Karl Heinz Lambertz :

Quand j’entre dans un processus participatif, je ne peux pas être d’avis que tout le monde sera toujours d’accord avec tout le monde, et aussi avec moi-même. La contestation peut parfois être quelque chose de très difficile, et parfois aussi insoluble. On peut arriver à des situations où il faut prendre une décision, et où l’on sait très bien qu’elle ne correspondra pas à l’opinion de tout le monde. Mais il faut assumer ce genre de débat. Il ne faut pas passer à une stratégie où l’on impose tout de suite, par le haut. Il faut ouvrir un dialogue. Il faut essayer de le réussir et le cas échéant aussi décider que l’on n’est pas d’accord. Mais cela est souvent beaucoup plus riche en perspective de compromis qu’on ne l’imagine si tout le monde vient avec l’idée d’être constructif, et d’ailleurs des deux côtés. Cela doit être l’attitude du décideur politique, de celui qui a la légitimité démocratique par l’élection, mais aussi être le cadre ou le chef de celui qui conteste parce qu’il n’est pas d’accord, parce qu’il y a un parc d’éoliennes qui est trop proche, ou autre chose qui se décide en termes d’infrastructures qui ne lui convient pas, ou qu’il souhaite autre chose que ce qui est en train d’être décidé. Il faut toujours venir avec une ouverture d’esprit orientée vers le dialogue, et aussi avec une attitude qui ne part pas d’une conception préalable qui veut que l’on a toujours raison soi-même.

Qu’en est-il du rôle spécifique des agents publics, des fonctionnaires ? Est-ce que cela transforme leur rôle ?

Réponse de Karl Heinz Lambertz :

Je crois que le rôle des fonctionnaires et des agents publics a beaucoup évolué au cours des dernières décennies. On s’éloigne de plus en plus d’une conception de l’Etat qui commente et le citoyen qui assume, qui est là comme usager avec un certain nombre de droits. Nous sommes de plus en plus dans des contextes où tout le monde a la légitime ambition d’être d’une façon ou d’une autre associé à ce qui se décide, et cela au-delà de l’exercice de l’élection lui-même. Et là, les fonctionnaires sont dans une situation parfois très difficile et beaucoup moins confortable que dans le passé. Le fonctionnaire peut être coincé entre la population et l’homme politique, ou les femmes politiques. S’il ne fait pas attention, il se fait vraiment coincer.

Je crois qu’il doit d’abord être l’expert, celui qui correctement et d’une manière la plus impartiale possible analyse les questions, les avantages et les inconvénients, et qui offre des alternatives en termes de décision. Il doit aussi être celui qui est capable d’organiser et d’assumer un dialogue avec les citoyens. Mais en fin de course, c’est aussi celui qui prépare la décision des politiques. A un moment déterminé, ceux-là vont décider. Il doit alors assumer aussi loyalement ce qui a été décidé, et l’exécuter et continuer à l’implémenter convenablement. C’est parfois très difficile, mais je crois que d’une manière assez remarquable, on trouve à travers tous les pays d’Europe des fonctionnaires extrêmement compétents et motivés. Ils ne sont pas tous toujours les meilleurs exemples, parce que le monde n’est pas parfait. Pourquoi le monde des fonctionnaires serait-il parfait ? Mais j’ai rencontré en tout cas des gens remarquables pendant toute ma vie politique, et souvent les gens qui font un travail au moins comparable à ce que l’on fait dans le secteur privé alors que là, ils auraient gagné beaucoup plus en termes de rémunération.

Parmi les participants à la participation, il y a aussi de plus en plus d’acteurs privés, d’entreprises qui ont des compétences, des acquis. Comment concevez-vous leur participation ?

Réponse de Karl Heinz Lambertz :

A ce niveau-là aussi, le monde a beaucoup changé, et je crois que les rôles respectifs restent différents. Une entreprise privée a quand même comme objectif prioritaire de faire gagner de l’argent à ses propriétaires. Les services publics ont à réaliser le bien commun. Il ne faut cependant pas exagérer dans la différence. Je crois que les entreprises privées ont aussi un rôle très important en matière de bien commun, d’équité, de solidarité. Une entreprise qui veut réussir a besoin de beaucoup d’équilibre et pas seulement de la « shareholder value » (valeur pour les actionnaires). Un service public a tout intérêt à s’inspirer, dans sa façon de travailler, des méthodes de gestion qui sont applicables dans le secteur privé. Les deux se rapprochent d’ailleurs à beaucoup d’égards. Il reste des différences, mais on peut apprendre beaucoup l’un de l’autre. Il y a en plus pas mal d’enjeux où cela mérite vraiment que l’on essaie de coopérer, parce que l’apport du privé et l’apport du public peuvent ensemble arriver à un résultat meilleur que ce que chacun ferait en se regardant un peu en chien de faïence, ou en faisant uniquement des relations classiques de commandes publiques. Parfois, des vraies synergies peuvent être réalisées. Il faut évidemment aussi, quand on va Entretien avec vers ce genre de synergie, toujours être attentif à tous les abus qui sont possibles. Il faut quand même que chacun garde sa responsabilité, mais il y a beaucoup d’intérêt à réussir les opérations de partenariat public-privé pour lesquelles il existe d’ailleurs d’innombrables formes possibles en termes de gestion concrète ou de gestion financière. Mais si chacun doit prendre un bout de responsabilité et de risque, c’est parfois la meilleure façon de minimiser les dangers d’échec d’une manière générale.

On parle de plus en plus souvent de la participation des communautés, aux groupes en matière de financement, de crowdfunding. Est-ce que cela peut être quelque chose de positif ?

Réponse de Karl Heinz Lambertz :

Nous ouvrons là un tout grand débat, et je ne peux que l’esquisser. Je crois qu’il y a en Europe un urgent besoin de redéfinir un peu les règles qui encadrent l’investissement public. La capacité d’action et d’investissement des collectivités territoriales, qui sont pour plus que la moitié des investissements publics en Europe, est actuellement réellement en danger, d’une part par des conséquences de mauvaises gestions dans le passé, mais c’est toujours simple de savoir ce qui a été mal fait dans le passé quand on est dans le présent et dans le futur, mais aussi pour les règles qui sont structurelles et qui sont inadéquates. C’est un aspect très technique de la dette publique dont il faut parler maintenant et de la façon d’imposer aux Etats et aux collectivités territoriales qui sont globalisées en termes de comptes nationaux de ce point de vue-là par les autorités européennes…

Il faut nuancer. Nous avons pour l’instant un système de comptabilité SEC 2010 qui vous oblige, en collectivité territoriale, à inscrire l’entièreté de vos investissements dans le budget de l’année où vous l’effectuez. Je ne suis pas un grand économiste de ce monde, mais j’ai quand même assez d’expérience en la matière pour savoir que c’est une hérésie économique. L’investissement s’amortit, et il doit aussi pouvoir s’amortir dans les collectivités territoriales. Si nous allons en plus combiner cette règle avec la définition restrictive des déficits autorisés, indépendamment de savoir s’ils résultent des dépenses courantes ou des dépenses d’investissement, ou si nous tenons compte d’une autre règle comptable européenne qui veut que le recours à des réserves que vous avez fait est considéré comme un emprunt, donc comme quelque chose qui tombe dans la limite du déficit annuel , vous tuez alors la capacité d’investissement des collectivités territoriales.

Et là, je m’inscris vraiment en faux contre cette manière de voir les choses. Elle est complètement illogique, et le seul aspect logique que l’on pourrait trouver là-dedans est une volonté déclarée de tuer la capacité d’investissement des collectivités publiques. Ça, c’est légitime. On peut vouloir ça, mais ce n’est pas du tout l’Europe que moi je veux. Ce n’est pas non plus la conception du service public que j’ai. Au contraire, je suis un farouche partisan de services publics très forts qui sont capables d’investir convenablement et qui investissent aussi convenablement. Pour l’instant, et je ne parlerai même pas des situations très difficiles comme la Grèce ou d’autres, nous avons une tendance à réaliser les objectifs que l’Europe impose en supprimant d’abord les investissements, parce que c’est plus simple. Mais c’est la plus mauvaise décision que l’on peut prendre. Il faut vraiment réhabiliter la capacité d’investissement des collectivités publiques, et c’est très important.

En termes macro-économiques, il faut quand même un peu regarder ce qui se passe dans le monde. Regardons comment les américains font ? Nous allons vite découvrir que l’investissement public par recours à l’emprunt est une façon d’investir l’épargne publique d’un état. Et entre les deux il y a un lien tout à fait fondamental. Nous pourrions aussi éviter l’emprunt en augmentant l’impôt, mais c’est un tout autre débat. Mais faire en sorte que l’emprunt des citoyens soit aussi utilisé dans les limites raisonnables pour faire des investissements indispensables pour l’amélioration des équipements publics, c’est quelque chose de très intelligent. C’est en tout cas plus intelligent que beaucoup d’autres choses qui ont été faites, et qui ont été notamment à l’origine de la crise.

Nous avons là un grand débat. Personnellement, je l’ai vécu pendant quinze ans où j’étais dans ma région, vice-président et aussi ministre des finances. Dans une toute petite région, mais j’ai vraiment vécu ça dans tous les détails. Et je crois qu’on a réussi à s’en sortir convenablement. Ici, dans mon engagement au niveau européen au comité des régions, je cherche vraiment des alliés partout en Europe pour arriver à faire changer un certain nombre de règles en la matière. Il faut faire un vrai lobby des collectivités territoriales, et au-delà des frontières politiques et idéologiques, parce que c’est de l’essence même de la capacité d’investissement qu’il s’agit, pour la préserver, pour la rendre possible, pour la développer dans une Europe qui n’a jamais été aussi riche que nous le sommes maintenant. Il ne faut pas oublier cela non plus. Il y a là un grand débat à faire, et je crois qu’il est décisif si nous voulons relancer convenablement le développement économique, le développement de la société et le développement de nos collectivités.

L’action publique de demain en Europe sera forcément multi-niveaux. Au lieu d’opposer l’européen, le national et les collectivités territoriales, ne faut-il pas les associer ?

Réponse de Karl Heinz Lambertz :

La multitude de structures qui caractérise l’Europe, quand on regarde ça de plus près, peut à nouveau se clarifier un peu quand on utilise correctement ce concept de la gouvernance à multi-niveaux. Il ne faut pas trop vite changer les différents niveaux. Il faut bien réfléchir avant à ce que l’on fait, mais je ne veux surtout pas entrer ici dans le débat de la régionalisation en France. Mais je l’ai suivi de très près, et c’est quelque chose qui se passe ailleurs aussi. Rien n’est fait pour l’éternité. Mais avant de changer, il faut vraiment bien réfléchir à ce que l’on fait. Quoi qu’il en soit, il est essentiel que les niveaux de pouvoirs existants de l’Europe en passant par les Etats, les régions, les collectivités locales, le premier ou le deuxième niveau, doivent finalement tous ensemble réaliser une politique qui est capable de produire des résultats corrects. Le citoyen se moque de la question de savoir qui est responsable. Cette maladie de vouloir toujours rendre l’autre responsable de ce qui ne se passe pas est un véritable cancer pour la santé des collectivités et les pouvoirs publics. Il faut donc arriver à une cohérence, et l’Europe doit là aussi faire le lien avec les collectivités. L’endroit où nous sommes ici est l’un des lieux où ce lien peut se faire parce que nous avons les deux au même endroit, et parce que nous avons aussi un endroit pour dialoguer. En tout cas, je voudrai féliciter tous ceux qui prennent de leur temps pour se former, pour réfléchir à faire encore mieux demain, ce qu’ils font déjà souvent depuis longtemps et ce qu’ils font aujourd’hui parce que ça aussi, c’est clair. C’est l’échange. C’est la formation. C’est la recherche de l’amélioration et de la performance qui est quelque chose de fondamentale si l’on veut réussir les défis qui nous attendent à tous les coins de rue.

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