Apprivoiser l’informel

L’habitat informel, l’économie informelle…

Olivier Gilbert, septembre 2016

Monde pluriel

Cette fiche présente l’informel comme une manière de pallier, entre autre, les défaillances en matière de services publics. En décrivant ses avantages et ses inconvénients, l’auteur propose aux acteurs concernés de s’y intéresser et de le prendre en considération dans leurs réflexions et leurs projets.

L’informel naît là où les autorités sont défaillantes pour garantir à une partie de la population l’accès aux services de base, en particulier, ceux nécessaires à sa survie. Ces services peuvent être autant ceux de l’État, tels que l’éducation, la sécurité, la justice, que ceux gérés par les collectivités locales, tels que l’eau, le transport, la propreté, ou par des entreprises tels que l’accès au crédit, au logement, à l’emploi…

Dans les pays en développement, en milieu rural, l’organisation traditionnelle pallie souvent avec sa solidarité et ses rudesses l’absence de services publics, soutenue le cas échéant par des ONG. Mais en ville, en particulier celles dont la démographie explose, où l’accueil de migrants issus de l’exode rural constitue un défi social et technique majeur pour les autorités locales, une partie importante de la population n’a d’autre moyen pour se loger, se nourrir, travailler, que de recourir aux circuits informels.

Dans les pays développés, moins évident en apparence, l’informel se développe aussi. C’est le cas, par exemple, dans les territoires oubliés de la République, ces quartiers et territoires « prioritaires » situés en périphéries des grandes villes, mais aussi dans les villes secondaires rongées par le chômage et dans les secteurs ruraux en proie à la désertification. Comme dans les pays en développement, il se déploie dans les carences des services du quotidien, forçant bon nombre d’habitants à s’organiser eux-mêmes pour se loger, se chauffer, s’occuper des enfants, les protéger, accéder à leurs droits, souvent soutenus en cela par une société civile active et des élus locaux, mais en dehors du cadre officiel.

Au Nord comme au Sud, l’informel existe car il est généré par des besoins essentiels laissés sans réponse, un système D nécessaire. Parmi ses particularités, l’informel implique la notion de communauté, celle de compagnons d’infortune aux intérêts communs qui construisent ensemble les solutions leur permettant de subsister. À ces alter ego, il faut ajouter les facilitateurs, leaders de quartiers, agents des services publics, associations de terrain qui vont les « aider » à construire ces solutions ou leur en offrir des déjà faites : une place dans un bidonville, la participation à une tontine, le raccordement à un réseau d’assainissement privé, du travail à la tâche… en résumé leur proposer de recourir à des opportunités de service, et, in fine, d’adhérer à un mode de gouvernance, informel certes, mais bien réel, avec son jeu de rôles et ses règles. Plus de formalités administratives – le choc de simplification effectif – mais d’autres procédures à respecter d’autant plus rigoureusement qu’elles concernent l’avenir de la communauté.

Parmi les inconvénients, il y a celui de la sécurité des personnes et des biens. Un système informel ne se construit pas sur la base d’un schéma directeur urbain ou d’une cartographie des risques. Il n’est ainsi pas rare de voir s’édifier des quartiers spontanés en zones inondables. De même, certains emplois proposés au noir par des employeurs peu scrupuleux, comme celui de curer les égouts sans équipement d’hygiène et de sécurité de base, comporte une part de risque énorme. Deuxième problème, celui du risque de mainmise sur le système par des personnes plus soucieuses de leur intérêt personnel que du collectif. Profitant de cet espace de non-droit et de la vulnérabilité des populations, attirés par le goût du pouvoir et les sources de revenus informels, de vrais prédateurs apparaissent pour exploiter le système à leur profit. Ce sont les vendeurs d’eau qui font payer un produit de qualité douteuse à un prix exorbitant, forçant leurs confrères à appliquer la même tarification, les ambitieux qui se font élire monnayant les votes en échange du raccordement illicite à l’électricité, les agents immobiliers qui vendent des appartements grevés de dettes sans le signaler, ou des groupes organisés qui rendent des services tels que l’évacuation des déchets ou la protection de la communauté contre revenus et allégeance. La mise en place de systèmes mafieux est parfois le corollaire des services informels, accompagnés naturellement par leurs pendants, l’omerta et le flirt avec des activités moins avouables que les services urbains.

Autre inconvénient, le fait qu’il y a là toute une économie qui échappe au fisc, constituant si elle s’installe dans la durée un manque à gagner pour l’État, les collectivités et les opérateurs de services, pesant in fine sur les contribuables et les usagers des services publics, et n’étant pas sans impact sur le développement global. Cela se vérifie dans différents pays en développement comme développés. Enfin, organisés en général sans concertation avec les pouvoirs publics, et en dehors des standards professionnels, les services créés et les zones viabilisées dans le cadre informel peuvent présenter des risques pour leur environnement humain, urbain et naturel : choc de pollution en aval des bidonvilles dû au rejet de leurs effluents, multiplicité des accidents dans le transport informel, concurrence déloyale du travail au noir, piratage des réseaux d’eau et d’électricité municipaux… Le mode de développement anarchique des secteurs développés dans le cadre informel rend de plus très difficile et coûteuse leur normalisation une fois venu le temps de leur reprise en main par les services officiels.

La jonction entre mondes informels et formels nécessite des efforts d’analyse, des moyens financiers importants et surtout volonté politique, dialogue et clairvoyance, et force est de constater qu’il est parfois plus économique de faire table rase d’un quartier informel puis d’en bâtir un nouveau pour y reloger ses occupants que de le normaliser. Mais ce serait jeter le bébé avec l’eau du bain, car l’informel présente aussi des avantages.

Tout d’abord, celui, non négligeable qu’on le veuille ou non, d’offrir des moyens de survie à chaque membre de la communauté. Et puis, il y a son intelligence, sa capacité à mettre au point des solutions adaptées aux contextes les plus contraints. On n’a plus à démontrer les réussites de certaines formes d’habitat et d’urbanisme informels, de systèmes de financement communautaire, de services de transport plus performants que les officiels. Né directement de l’expression, basé sur l’expérimentation in vivo, avançant par tâtonnements mais sûrement, sans peur de l’échec, l’informel est un terreau d’innovation, un laboratoire de la proximité et de l’adaptation aux écosystèmes difficiles. C’est le laboratoire Bop (Bottom of the pyramid, « provenant du terrain ») par excellence.

Pour rester dans les concepts, à l’heure de l’économie collaborative, où le Bop fait recette dans les universités, les activités informelles constituent certainement la meilleure école pour expérimenter sur les sujets liés aux transitions démographiques, économiques, climatiques et écologiques.

Que faire de l’informel ? Quelques pistes peuvent être suggérées à la lumière de ses réalités négatives et positives.

Depuis toujours, les lumières de la ville ont entraîné l’afflux de populations causant des mutations urbaines difficiles à anticiper et gérer. Or, trop de documents officiels d’urbanisme et d’appels d’offres ne font volontairement aucune mention des personnes vivant dans l’informel, empêchant de les prendre en compte et d’améliorer leurs conditions de vie. Un premier impératif est celui de la reconnaissance de l’existence de l’informel par les autorités responsables, sans déni ni tabou. Il convient aussi d’accepter que l’informel constitue le système transitoire en des périodes et des territoires donnés, permettant d’en limiter les risques pour l’environnement humain, économique et urbain et de préparer opérationnellement la transition, laquelle est à mener par étapes. « Paris ne s’est pas fait en un jour. » Ainsi, en Colombie, l’organisation, au sein de collectivités et d’entreprises locales, de services dédiés au dialogue avec les nouveaux arrivants, qui leur délivrent conseils et services de première urgence en attendant de pouvoir leur proposer des logements acceptables, constitue un exemple passionnant.

Il semble aussi judicieux, si l’on souhaite intégrer des pans informels dans le corps formel de la cité, de le faire avec sagacité et la ferme volonté de profiter de ce qui a été conçu et fait de mieux par le secteur informel. C’est le cas par exemple au Maroc, lorsque l’on décide, après contrôle technique, d’intégrer dans le réseau public d’assainissement des kilomètres de canalisations posées intelligemment par les habitants eux-mêmes. Inimaginable en maints endroits car contraire à l’orthodoxie de la profession, c’est accepté ici ou là dès lors que la volonté politique le permet. Autre exemple colombien, en cas de passage à la gestion déléguée de la collecte des déchets, les autorités délégantes imposent aux entreprises adjudicataires d’embaucher une partie des chiffonniers présents sur le territoire, l’autre partie devant être accompagnée vers l’emploi et leurs familles prises en charge. Cela permet non seulement de protéger cette population, mais aussi de profiter de son expertise des déchets, et aux entreprises d’intégrer dès l’élaboration du business plan les coûts et les risques de la concurrence avec le secteur informel et de transformer leurs capacités en opportunité. Les heurts sont en effet fréquents quand les acteurs informels ne sont pas pris en compte par les autorités et leurs opérateurs.

En fait, si tout n’est pas planifiable par les autorités, celles-ci pourraient anticiper en organisant sur le modèle colombien ou indien des services dédiés à la « gestion de la transition démographique et sociale », experts en gestion communautaire, intervenant à différentes étapes, celle de l’arrivée en ville des migrants puis celles de leur régularisation et de la normalisation des quartiers et activités informels.

Pour conclure, une passerelle peut être faite avec ce qui se passe dans l’économie numérique. Née dans le foisonnement, en dehors de la sphère publique, grâce à cet outil révolutionnaire qu’est Internet, elle n’est pas encore complètement sortie de l’informel dont elle possède les caractéristiques, avec ses communautés, ses innovations, ses nouveaux usages, ses bouleversements de hiérarchie et d’acteurs, ses impacts sur l’environnement existant, notamment fiscal, et ses prédateurs. Elle constitue un formidable laboratoire offrant des solutions, inimaginables il y a peu, à de nombreux problèmes sociétaux et économiques, permettant l’accès de tous à l’innovation et à la création d’activités « ubérisées », mais aussi collaboratives et partagées. Profitons-en.

En définitive, l’informel, c’est aussi le retour de l’initiative privée et l’expression de l’intelligence humaine faisant front à l’adversité et/ou à l’inconnu, avec ses dangers et ses perversités certes, mais aussi ses inventions et ses réussites… Aux autorités publiques, aux entreprises et à l’université de le comprendre, de s’y intéresser et de l’aider, avant de l’encadrer, de régulariser et de réguler, en résumé, de l’apprivoiser.

Références

Pour accéder à la version PDF du numéro de la revue Tous Urbains, n°15