Voir Detroit par ses ruines

Flaminia Paddeu, 2013

Monde pluriel

Cet article présente une perspective de sortie de crise pour la ville de Détroit par l’art et la culture : un public art qui permet aux habitants de se réapproprier leur ville. Le champ de ruines qu’est devenu Détroit depuis la crise, fréquemment exposé, peut servir, par-delà le constat et la mise en scène désincarnée, de levier pour de nouveaux projets communautaires.

La devise de la ville de Detroit est visionnaire. Speramus Meliora, Resurget Cineribus. Inscrite en latin sur le drapeau de la ville après le grand incendie de 1805, elle signifie : « Nous espérons des temps meilleurs, elle renaîtra de ses cendres ». En juillet 2013, les caisses vides – d’une dette de plus de 18 milliards de dollars –, Detroit (Michigan, États-Unis) est devenue la plus grande métropole du pays à se déclarer en faillite.

Detroit subit depuis les années 1960 une crise protéiforme et constitue aujourd’hui l’archétype d’une ville en déclin. Ce déclin est avant tout économique, passant par l’arrêt de la croissance et une perte d’emploi phénoménale liée à la désindustrialisation ; démographique, on parle alors de shrinking city puisque Detroit est passé de 1,8 million d’habitants en 1960 à environ 700 000 aujourd’hui ; spatial, puisque le tissu urbain s’est dédensifié ; que les maisons en ruine, friches, et autres « prairies urbaines »1 ont proliféré, aboutissant à une situation où un tiers de la ville est en friche. Mais il faut aussi envisager tous les effets négatifs induits par ce déclin : l’abaissement drastique de l’assiette fiscale, les pouvoirs municipaux sans ressources financières, les coupes budgétaires. Cela a abouti à la réduction des services urbains : le ramassage des ordures est notamment déficient, l’éclairage public est partiel, etc. Il s’agit donc d’une crise urbaine généralisée, aggravée par les récentes crises : celle des subprimes de 2007 ; financière et économique en 2008.

Surnommée « murder city » dans les années 1990, Detroit est aujourd’hui de plus en plus perçue comme « the city of ruins », une ville dévastée mais susceptible d’être esthétisée. Depuis la fin des années 2000, elle suscite la créativité artistique. C’est pourquoi nous proposons d’explorer l’idée contre-intuitive que la ruine peut être perçue comme un atout. Ce sont précisément les territoires en ruine qui constituent des terrains de jeu pour les artistes : photographies d’édifices en ruine ; maisons abandonnées repeintes, ornementées, grimées ; œuvres de street art sur des murs délaissés ; tournage de films post-apocalyptiques ; projets de parc de loisirs sur le thème des zombies dans une usine délabrée, etc. Ce sont souvent des initiatives artistiques spontanées s’appuyant sur les infrastructures urbaines abandonnées et portant un message à caractère sociétal. La réception médiatique nationale et internationale y est particulièrement favorable : les artistes dont les œuvres sont les plus diffusées sont ceux qui ancrent leur travail dans la ruine comme le Heidelberg Project, qui a représenté les Etats-Unis à la Biennale de l’Architecture de Venise en 2008, ou les photographies de ruines de la ville dans des ouvrages qui pullulent ces dernières années: Detroit disassembled (2010) d’Andrew Moore ; The Ruins of Detroit (2010) d’Yves Marchand et Romain Meffre2, etc. Dans le processus de spécialisation artistique en cours parmi les métropoles américaines, Detroit semble actuellement s’orienter vers une forme de public art comme le street art ou le guerilla art à partir de ruines urbaines. Ainsi, l’un des bâtiments en ruine le plus photographié, emblématique du Detroit contemporain, est la Michigan Central Station, construite en 1913 et fermée depuis 1988. Il a inspiré toutes sortes de propositions à « embrasser les ruines » notamment à encourager le tourisme – grandissant – orienté vers les ruines de la ville. Autrement dit, pourquoi ne pas simplement aménager sommairement les ruines des plus beaux ouvrages architecturaux, les intégrer dans un parcours touristique et en tirer profit ? En quelque sorte mettre en scène la crise via les ruines elles-mêmes, davantage ou autant que pour les caractères esthétiques de l’édifice.

Mais la créativité qui s’inspire du déclin, c’est aussi celle qui s’expose à la critique du ruin porn. Le ruin porn, c’est cette fascination esthétique, notamment photographique, pour les bâtiments en ruine des villes post-industrielles en déclin, qui s’exprime tout particulièrement à Detroit. Sur ces photographies la présence humaine est négligée, facultative. Le problème, conformément à l’analogie faite avec la pornographie, c’est la diffusion gratuite et en masse via les technologies de l’information et de la communication, et notamment via internet. Ainsi, outre la production photographique initiale, c’est surtout le mode de diffusion de ces images – souvent non accompagnées de texte ni même de légende – qui pose problème. Il permet l’absence d’explicitation des mécanismes qui ont conduit à l’état de déliquescence ; il augmente le risque d’oblitération d’une réflexion systémique sur les problèmes ; il masque ceux qui les subissent. Bref, la décontextualisation rendue possible par ce mode de diffusion occulte les causalités et conforte la fascination pour le beau. Elle renforce aussi la tendance à la généralisation spatiale, et les clichés d’une ville en déclin entièrement vidée de ses habitants, sans nuancer. Le débat autour du ruin porn, qui a pris beaucoup de place depuis 2009 dans les discours des habitants, pose la question plus générale de la fonction de l’art dans les villes en déclin, du moins pour un art qui fait du déclin un objet ou un support, et qui par là-même en acte l’existence. L’art doit-il forcément dans ce cadre avoir une fonction sociale, i.e. être au service de la société et donc nécessairement servir à une sortie de crise ?

Ceux qui dénoncent le ruin porn insistent à Detroit sur la nécessité que la créativité artistique qui prend source dans le déclin abrite un message à caractère social ou politique, ou propose des pratiques citoyennes utiles. Assigné à résidence, l’art subirait par là une assignation à identité, interdisant désormais toute création non engagée. Ce changement de paradigme est en cours dans certains courants artistiques depuis les années 1980 et notamment à Detroit. C’est un art qui est plus volontiers hors du marché de l’art, souvent sans objet ou œuvre commercialisable comme dans le cas du street art ou du guerilla art, mais aussi de l’art participatif ou du public art3, initiative citoyenne artistique dans l’espace public qui met en valeur l’identité de quartiers et l’appropriation d’espaces publics. Dans ces multiples courants artistiques, l’art est conçu comme l’un des maillons possibles de reconstruction de la ville : d’où l’émergence à Detroit de formes de plus en plus hybrides, à la limite entre l’œuvre d’art et le projet communautaire. Dans une ville aussi sinistrée que Detroit, il ne suffit donc pas d’être créatif à partir de son environnement urbain, il y a un impératif moral à ce que cette créativité soit porteuse de solutions innovantes anti-crise ou de sortie de crise.

1 John Gallagher, Reimagining Detroit, Detroit, Wayne State University Press, 2010.

2 Voir www.marchandmeffre.com/detroit

3 Suzanne Lacy, Mapping the Terrain. New Genre Public Art, Bay Press, 1995.

Références

Pour accéder à la version PDF du numéro 4 de la revue Tous Urbains