A Marseille : le plus grand porte-à-faux d’Europe

Philippe Panerai, 2013

Monde pluriel

Cette fiche propose une description architecturale des projets urbains à Marseille. Elle analyse la volonté de développer et de valoriser, de la part des pouvoirs publics, certaines grandes villes avec des projets architecturaux audacieux mais sans grand souci de l’usage, voire des coûts.

Capitale européenne de la culture, Marseille célèbre dans la liesse sa distinction. Musique, spectacles de rue, installations, tout a été fait pour surprendre : le vieux port et ses abords, le tramway sur la Canebière, la Belle de Mai, la Joliette. Derrière l’agitation des derniers travaux, c’est le couronnement d’un long parcours pour enrayer le déclin de la cité phocéenne touchée par la fin de la période coloniale puis l’érosion de l‘industrie et moderniser la ville.

Après le métro porté par la ville, la création en 1995 de l’Établissement Public Euroméditerranée, familièrement Euroméd, marque une fois de plus l’implication de l’État dans les affaires marseillaises. De quoi s’agit-il ? De soustraire à la ville l’initiative d’aménager un vaste secteur de près de 500 ha joignant la gare Saint-Charles à La Joliette et à Arenc où se trouvent juxtaposés des quartiers centraux pauvres aux immeubles dégradés ; des friches industrielles : la Belle de Mai en haut, les usines, ateliers, entrepôts d’Arenc en bas ; et venant mourir sur le port autonome, les docks réhabilités, la Major au parvis redessiné, la place de la Joliette rénovée et surtout la suppression du viaduc automobile pour rétablir une relation directe avec le port.

Au cœur de ces bouleversements, le J4, dernier des grands môles d’embarquement de la gare maritime semble cristalliser les enjeux spatiaux et symboliques. Face au Faro, il s’achève sur la digue du fort Saint-Jean qui ferme l’avant-port et sépare l’accès au vieux port de celui du bassin de la Joliette et manifeste la volonté d’ouverture du Port Autonome qui a cédé le terrain et sa contribution aux grands projets urbains marseillais. Destiné aux touristes et aux flâneurs, le J4 dédié à des activités culturelles marque donc un point important dans le développement d’Euroméd et dans l’image que la ville de Marseille entend donner d’elle-même.

Tout avait bien commencé. Aménageurs et urbanistes s’étaient accordés sur l’idée simple et heureuse de recreuser le terre-plein de la Joliette pour isoler le fort Saint-Jean et faire glisser la mer le long de ses murailles ouest en retrouvant ainsi les dispositions anciennes. Le jury du concours du Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM) choisit le projet de Rudy Ricciotti, un volume platonicien dont la hauteur calée sur celle de la terrasse du fort entamait avec celui-ci un dialogue respectueux. Financé par l’État, le bâtiment répond à un programme assez vague et l’intelligence de l’architecte est d’avoir assumé le compromis entre une volonté symbolique forte – l’État s’engage à Marseille pour les cultures méditerranéennes – et un programme flou en proposant une boîte susceptible d’accueillir des usages divers. L’enveloppe sophistiquée qui mêle un mur rideau assez conventionnel dont les angles arrondis rappellent Prouvé et une résille de béton sombre sur deux faces, sorte de mantille qui laisse deviner les niveaux de plancher et ombrage le dernier niveau, a suffi à faire l’événement. Tout le monde en parle et l’intérieur largement distribué évoluera avec le temps. Bâtiment durable en fait.

Évoquée depuis longtemps mais toujours retardée, la Villa de la Méditerranée, de son vrai nom Centre Régional d’Études Méditerranéennes (CRM) était attendue avec intérêt. Financée par la Région PACA dont le président, Michel Vauzelle a pris une part importante au projet, le CRM, allias villa Vauzellia, voisine le MuCEM et ce côte-à-côte de l’État et de la Région exprime l’appui de deux bonnes fées à l’ambition métropolitaine.

La villa voulait être une sorte de Villa Médicis marseillaise, lieu d’accueil des invités de marque, voire d’artistes pensionnaires, un peu comme la Villa Arson à Nice. On imaginait facilement une volumétrie voisine de celle de son voisin, une variation sur le thème du parallélépipède rectangle et de la boîte, d’autant plus que le programme lui aussi était encore l’objet d’hésitations. Maison ou villa évoquait des terrasses ouvertes sur le port, le confort de l’hospitalité et pourquoi pas une mise en scène de la végétation méditerranéenne dont les senteurs seraient emportées par le vent…

Hélas il n’en est rien, du moins pas grand-chose.

Conçue par Stefano Boeri, Ivan DiPol et Jean-Pierre Manfredi, la villa s’inscrit dans un volume légèrement inférieur à celui du MuCEM. Comme lui elle s’élève à 19 mètres au-dessus de la mer, comme lui sa façade est, face au fort, s’aligne sur le bord de la nouvelle darse. La parenté s’arrête là.

L’idée forte du projet qui dit symboliser l’union de Marseille avec la Méditerranée consiste à construire un bâtiment en forme de mâchoire dont seule la partie supérieure est visible grâce à un porte-à-faux que l’on annonce de 40 mètres, le plus grand d’Europe dit-on avec gourmandise. Il est vrai que dans la compétition des égos, saillir de 40 mètres n’est pas une mince affaire. Cette prouesse technique suppose en sous-sol un ancrage important qui abrite un amphithéâtre et quelques autres locaux. Une structure métallique constituée de quatre grands portiques prend appui dans les profondeurs, monte derrière la façade de béton « de la même couleur que la pierre du fort Saint-Jean » et s’épanouit au dernier niveau destiné à la vue et à des lieux d’expositions. Sauf la façade du côté du fort et son retour à l’ouest au-dessus du porte-à-faux, l’enveloppe est un mur-rideau assez banal. Comble de la sophistication, le porte à faux surplombe un petit bassin peu profond mais qui dissuade d’aller chercher un peu d’ombre quand le soleil commence à taper un peu fort.

La prouesse a un coût. On dit que le budget initial de 40 M€ en 2007 avait déjà dépassé 70 M€ trois ans plus tard, mais aujourd’hui la question que tout le monde se pose : quelle somme pour quel usage ? Le bâtiment développe près de 9 000 m² SP. Au frais, sous terre, les 450 places de l’amphithéâtre pourront toujours servir. Niveau sol, l’entrée, l’accueil et quelques dégagements occupent les 500 m² disponibles, les deux étages assez restreints du tronc accueillent une dizaine de bureaux, restent les 2 000 m² du dernier niveau, le plus grand porte à faux d’Europe. Déduites du profil des portiques qui obéissent aux lois de la statique élémentaire, les trois travées offrent un volume utile assez bas qui, à la pointe du porte à faux, du fait du sol en pente donne devant les baies horizontales une impression d’écrasement. Mais il y a pire, les pompiers sceptiques sur l’accès, la défense et la tenue au feu de la structure ont d’abord refusé le classement en Établissement Recevant du Public (ERP). Puis un compromis a été trouvé en consacrant la moitié de la travée nord, du côté de la Major en un long couloir (40 m) de sortie de secours… On est donc monté en équilibre à plus de 15 mètres du sol avec 40 mètres de porte à faux pour une salle au sol en pente qui se prête difficilement aux expositions qui justifiaient son existence.

L’audace n’a pas de prix.

Referencias

Pour accéder à la version PDF du numéro 2 de la revue Tous Urbains