Et si les paysages de l’après pétrole n’arrivaient jamais ?

Marc VERDIER, 2013

Collection Passerelle

Bien que refusant de voir la fin du pétrole si proche, cette fiche aborde des pistes pour une sortie de la crise des paysages, au travers notamment de la planification urbaine. L’urbanisme actuel, en intégrant les grands défis mondiaux en termes de développement durable, peut permettre d’apporter des palliatifs intéressants quant à la restauration des paysages.

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Quand on parle des paysages de l’après pétrole, on suppose qu’une rupture pourrait être consommée entre un moment que l’on pourrait identifier comme celui « du pétrole », à l’échelle de la vie sur la planète, et un autre qui aurait définitivement tourné le dos aux barils. On imagine que la période noire, celle du pétrole donc, soit devenue suffisamment lointaine pour que l’on puisse regarder avec étonnement les paysages vestiges de l’ère bénie des dieux-fossiles, mais honnie par les esthètes du territoire et des convaincus de la biodiversité…

Nous ne croyons pas que l’ère du pétrole soit terminée

Travaillant depuis longtemps, en agence comme à l’école d’architecture de Nancy avec nos collègues enseignants et les étudiants, à réfléchir et à agir en matière d’architecture, d’urbanisme et de paysage, nous ne dénions pas la possibilité d’une ère paysagère nouvelle qui pourrait se dessiner sur nos territoires si la sagesse partagée des acteurs, rassemblés par une conviction soudaine, devenait capable de lutter contre les forces en marche de l’aménagement banalisant et pénalisant, réussissant alors à se traduire en paysages nouveaux. Nous ne prendrons pas cette hypothèse combative comme point de départ de notre réflexion. Avant d’affronter la lancinante question de la capacité de rebond de l’homme face aux urgences planétaires – tel que le renversement de tendance en matière d’érosion de la bio–diversité –, rebond qui pourrait avoir des conséquences en terme de paysages, nous nous proposons de montrer pourquoi nous croyons, au contraire, que les paysages vont continuer à se dégrader globalement pendant quelques décennies au moins, laissant à nos successeurs des marges de réinvention et de projet particulièrement impressionnantes. Le prolongement indéfini de la crise amène nos dirigeants à reléguer en seconde priorité les enjeux planétaires de long terme, ceux–là même qui impactent l’avenir de nos paysages, c’est à dire ceux de notre société. Nous ne sommes pas, évidemment, insensibles à ces expériences passionnantes et projets largement partagés qui permettent quelque espoir en la matière, considérant cependant avec tristesse la maigre récolte territoriale que cela représente au regard de la majorité écrasante des espaces qui voient encore aujourd’hui leurs paysages se dégrader. Nous faisons bien évidemment partie de ces acteurs infatigables qui se battent pour faire émerger des projets, pour les diffuser, pour enrayer, retourner les situations… mais parfois, la réalité nous rattrape ! Le catastrophisme paysager n’est pas une attitude constructive, mais l’angélisme paysager nous semble lui aussi contre–productif. Que l’on nous excuse donc ici de répandre le doute. Les paysages constituent une forme physique forte, nécessairement partagée par les « regardants » que nous sommes, et qui expriment notre mode de vie et de société. On a, dit–on, les paysages que l’on mérite ou dont on hérite, il s’agit souvent des deux puisque nous subissons les décisions passées mais activons aussi des dynamiques qui peuvent soit conforter, soit transformer radicalement les paysages. Le pétrole n’est pas l’unique fondement du mode d’organisation et de développement de notre société même s’il en est un des indicateurs les plus puissants. Il est plutôt le symbole d’un accès facile et quasiment universel à une énergie bon marché, pour ne pas dire quasi gratuite, si l’on considère les niveaux de vie dans les pays occidentaux. Penser « les paysages de l’après pétrole » semble supposer que le pétrole va vers sa fin. Or la fin du pétrole n’est pas pour demain même si on l’a récemment cru. Le fantasme du peak oil et de la courbe descendante de production a fait frémir les économistes tandis qu’il remplissait d’espoir les urbanistes, paysagistes et tous les acteurs du territoire convaincus de l’impasse territoriale et sociale où nous menait l’abondance. Aujourd’hui, de nouveaux « espoirs » ruinent cette perspective de la fin du pétrole et plus généralement des énergies faciles, peu chères et abondantes, fin qui a souvent été considérée comme le catalyseur ou la condition de l’émergence d’un autre paradigme de société, et donc de paysage, si l’on admet que celui–ci est signifiant de celui–là. Les gaz de schiste, huiles non conventionnelles déjà largement exploités aux Etats Unis, les gaz de houille plus près de chez nous, les champs ouverts par le réchauffement climatique du côté de l’Arctique, les attentes liées aux « progrès » technologiques sur le off shore sont autant de « bonnes » nouvelles pour l’industrie fossilo–dépendante, l’automobile, l’agriculture intensive, la croissance et la survie de notre système. Les prix de l’énergie s’écroulent aux USA et, prisonniers du rêve énergétique, la population et les grands acteurs économiques de la planète soufflent un instant… le système est sauvé ! Soyons minimalistes, nous en avons sans doute pour encore cinquante ans d’énergie bon marché.

Quels paysages de l’après pétrole ?

Forts de ce constat, nous observons que le modèle de l’étalement urbain résiste. D’aucuns, encore plus alarmistes que nous, diraient qu’il se renforce. On sait que la consommation d’espace évaluée à la surface d’un département moyen tous les 10 ans en 2000, est aujourd’hui passée à un tous les sept ans… au détriment de toutes les aménités environnementales que le sol génère, dont le paysage est la partie visible. Nous sommes bien entendu des Hommes de l’Art, sensibles avant tout aux qualités des espaces, mais ce constat quantitatif nous interpelle. En France, l’Etat, en lien étroit avec les collectivités locales, a mis en place de nouveaux outils de gestion de l’urbanisme et de l’environnement qui ont des implications directes sur la qualité de nos paysages. Les Schéma de Cohérence Territoriale (SCOT), les Plans Locaux d’urbanisme (PLU), les modalités d’aménagement se sont adaptés en adoptant toute une panoplie de nouvelles ambitions qui mettent une touche médiatique « éco », répandue partout comme une tache d’huile, intrigant retournement qui fait de l’or avec du plomb en transformant les grandes orientations de développement (c’est à dire de consommation d’espace pour la bonne cause : travailler, se loger, se déplacer) en Projet d’Aménagement et de Développement Durable, le moindre lotissement en écoquartier et la plus mauvaise menuiserie PVC en éco–matériau de construction. L’économie de l’espace, rappelons–le, a été positionnée dès les années 2001, dans la loi Solidarité et Renouvellement Urbains (SRU), comme un enjeu fondateur du changement, dans un système qui gère avant tout un ordre déterminant pour tous les effets induits du développement durable : celui du sol. On sait ce qu’il en advint : la consommation du sol – et donc son impact sur les mobilités, les ressources environnementales, la biodiversité, les modes de vie… en bref, le paysage – a continué à augmenter. Les résistances économiques que le monde consumériste fondé sur la croissance permanente a mis en place, sont fortes. Aménageurs lotisseurs, fabricants de maisons individuelles, industrie automobile, puissances des grands corps d’Etat aménageurs et constructeurs d’infrastructures, autant de lobbyings qui veillent à ce que le système perdure. Au delà des puissances économiques indiscutables dont les intérêts propres rejoignent évidemment les nécessités sociales et humaines de court terme (comment résister à des menaces de mutations ayant des impacts immédiats en matière de chômage, de modes de vie ?), nous constatons tous les jours que les mentalités n’ont pas encore globalement évolué, que ce soit au niveau des décideurs (les 36 800 décideurs en matière d’urbanisme par exemple !) ou au niveau des populations elles–mêmes. Accéder au rêve pavillonnaire reste une envie dominante de la classe moyenne, quelles qu’en soient les conséquences en matière de mode de vie et les coûts – mal évalués – induits en matière de mobilité. Le risque de se retrouver prisonniers de ce rêve pavillonnaire n’est pas encore suffisamment conscient. Les écoquartiers, dont aujourd’hui toutes les collectivités ont un échantillon, ne sont pas globalement à la hauteur des expérimentations et anticipations que l’on observe ailleurs dans le monde, même si certains ne sont pas sans intérêt. En réponse aux défis qui s’imposent, l’expérimentation n’a pas été menée avant la généralisation : nous devrions être aujourd’hui dans la banalité de la conception soutenable… il s’en faut de beaucoup. Mais plus que cela, c’est bien la vision étriquée de l’éco–attitude qui reste problématique. Combien de territoires mettent en œuvre des écoquartiers, dans une démarche globale de développement territorial « as usual » ? Les bonnes fées du développement durable n’auraient–elles pas oublié de se pencher sur le cœur même du système, passant l’essentiel de leurs onguents sur le superficiel ? L’ossature du système est toujours là, solide. Les PLU ont conservé la structure primaire des années dites « glorieuses », le découpage de l’espace, la distribution des sols, le « trait » qui isole et limite au lieu de lier et permettre l’hybridation et la complexité des valeurs d’occupation… La décision financière reste, pour sa part, captive des subtiles tractations politiques qui amènent à distribuer le développement, c’est à dire les subventions, de façon très « républicaine » dans tous les territoires, sans considération pour certains projets de SCOT qui affirment la nécessité de hiérarchiser le développement à partir de nouveaux critères. Encore récemment un président de SCOT de la région Lorraine interpellait l’Assemblée sur cette incompatibilité contre–productive : comment épargner les sols et les paysages si on continue à distribuer les « primes » à l’aménagement sans vision autre que l’équité territoriale… et parfois, les perspectives sénatoriales ? Les résistances de la règle sont fortes. Faire autrement en changeant le vocabulaire, mais sans changer de syntaxe, est–il encore possible ? Les résistances politiques – c’est à dire institutionnelles – sont fortes. Faire autrement sans changer l’organisation et les modalités d’exercice du pouvoir sur les territoires est–il possible ? Le Grenelle II avait, dans une première formulation, avancé que les « PLU seraient élaborés à l’échelle intercommunale ». La navette entre Assemblée et Sénat a finalement ajouté un tout petit mot dans la formulation qui a fait reculer l’ambition de quelques coudées : « les PLU pourront être élaborés à l’échelle intercommunale ». Autrement dit, que les 36 800 lieux de décision restent souverains, il en va de la paix des campagnes, du maintien du chacun pour soi, de la possibilité donc, de continuer à amputer nos paysages tous les jours un peu plus. Ayons également l’honnêteté de comprendre qu’au-delà des paysages, c’est de modes de vie et de responsabilité lourde à prendre vis–à–vis de ménages qui s’endettent pour une génération qu’il s’agit. Nous n’abordons pas ici une notion qui pourra apparaître hors de portée et de pensée à tout héritier de notre belle révolution, la question du statut du sol défini par la valeur de la propriété individuelle, acte fondateur de la pensée républicaine. Mais sans doute faudrait–il poser la question de la propriété du sol, bien commun de la Nation, aujourd’hui éparpillé entre des propriétaires individuels par essence peu enclins à porter l’intérêt général, dans un monde qui va devoir se réinventer. Il reste, à notre sens, une donnée majeure qui pourrait inverser les tendances et porter quelque espoir, non pas celui d’une ère sans pétrole (nous ne la connaîtrons pas de notre vivant, nos étudiants peut–être pas non plus ?), mais plutôt une ère moins confortable en matière d’argent public (et là nous la connaissons déjà !), sans doute bien intéressante pour ce qui nous concerne. Aménager avec moins, c’est pour nous aménager mieux ! Un urbanisme « frugal » est certainement un urbanisme plus vertueux et économe, une agriculture plus fondée sur les aménités et équilibres locaux plutôt que sur les apports extérieurs en intrants (produits pétroliers en tête) est certainement garante de paysages plus diversifiés (et d’impacts sur la santé publique mieux maîtrisés). Nous pensons que la raréfaction de l’argent (public en premier lieu, mais pas seulement) sera déterminant, beaucoup plus que celui de la « fin du pétrole » dans une autre façon de transformer notre cadre de vie. Cela dit, cette ère qui s’ouvre d’une société moins riche en capacité financière (nous ne nous prononçons pas sur les autres richesses, qui, elles, ont certainement tout à gagner ici), aura des conséquences sur la société elle–même et nos modes de vie. Aménager le territoire, c’est penser la société… Nous ne pouvons dissocier cette réflexion sur les paysages et sur le pétrole, d’une pensée assez engagée sur la société que nous voulons – ou qui sera possible – demain.

Quels paysages de l’après pétrole ? Pessimistes mais combatifs, ou combatifs par pessimisme !

De petites lumières nous maintiennent cependant en vie, continuant à nous indiquer le chemin d’un autre monde de projets et de paysages sur nos territoires. De fait, l’inquiétude que nous inspire l’observation macro–territoriale, les logiques des méga–acteurs économiques, les politiques globales ou les échecs répétés des rencontres internationales est contrebattue par la force cumulée de certaines actions locales qui inventent au quotidien de nouvelles attitudes. Celles–ci pourraient bien, en s’agglutinant, et sans rien perdre de leurs spécificités et diversité, construire un nouveau monde. Sans doute de nombreux signaux faibles peuvent–ils annoncer, si on leur porte quelque attention, un renversement, et nous conduire dans nos actions et métiers. La chance que nous avons en exerçant celui d’architecte–urbaniste dans une école d’architecture est que nous pouvons participer à des expérimentations engagées auprès de territoires de résistance et de projet tout en étant portés par l’espoir qui nous fait transmettre énergie et construction méthodologique et conceptuelle aux acteurs de demain, nos étudiants. Dominique Gauzin–Muller, architecte et journaliste, rédactrice en chef de la revue « EK » (EcologiK), a travaillé dans notre école pendant quelques années. Elle a profondément ancré dans nos modes d’enseigner la nécessité de la « soutenabilité », déclenchant de nombreuses initiatives, en confortant d’autres et ouvrant également de nouveaux échanges. L’école d’architecture de Nancy, élément d’un réseau d’écoles d’architecture, de paysage, d’environnement et d’agronomie a la chance de pouvoir se positionner, comme d’autres institutions de formation, à l’interface de :

Cette situation est favorable, elle pourrait paraître inespérée à un observateur consterné par l’éparpillement et la faible proportion des « bonnes manières » paysagères dans nos territoires. La rencontre de ces différentes dynamiques nous permet de maintenir la petite flamme de l’espoir en participant aux expérimentations urbaines et paysagères dans des Parcs naturels régionaux, en rassemblant les experts, chercheurs et acteurs ou témoins de projets, en diffusant le doute sur les pratiques à l’œuvre, en s’attachant de nouveaux partenaires qui déstabilisent des certitudes d’architectes… Bientôt dix ans d’ateliers « hors les murs » avec nos partenaires Parcs, qui ont dans leurs gènes–même l’expérimentation et la transversalité ; quelques années d’échanges et une perméabilité nouvelle avec l’école d’agronomie de Nancy, aboutissant à l’organisation d’un colloque « UrbanitéS–Biodiversité » en novembre 2012 et à une première expérimentation d’atelier croisé entre jeunes agronomes, paysagistes, architectes ; vingt ans de voyages et d’aventures dans la diversité des territoires de France qui innovent : l’ensemble de ces apports alimente une énergie pédagogique mise au service des étudiants comme de tous les partenaires de l’école d’architecture invités à participer à ces expériences. Notre pessimisme est un moteur comme les autres. Il nous fait considérer aujourd’hui, à nous qui sommes également immergés dans l’activité libérale depuis vingt–cinq ans, que le transfert d’énergie est sans doute plus efficace aujourd’hui vers les hommes – les futurs acteurs, dont les étudiants d’aujourd’hui – que dans les territoires eux–mêmes, au vu des pesanteurs de la période de transition que nous vivons. Conviction lourde de conséquence certes, mais que nous assumons pleinement dans nos investissements présents car elle semble un destin de fait pour la génération présente. Notre situation à la fois sur le terrain (les Parcs) et de recherche (l’institution) nous permet d’explorer, de déranger, de proposer. Notre utopie est sage cependant (parfois trop) et reste audible sur les territoires. Elle contribue, nous le pensons, à faire évoluer le débat, à faire avancer la mutation espérée. Elle conforte cette conviction que nous devrons acter une rupture, que celle–ci soit due au pétrole et à sa fin présumée, à la raréfaction de l’argent public évoquée plus haut, à l’inventivité des territoires et de hommes. Elle passe quoiqu’il en soit par le projet. Projet de société, projet de paysage, projet de vie pour les générations qui viennent quoiqu’il arrive, nous imposant toujours et avec force de ne pas se décourager !