Crise du territoire et misère de l’économie urbaine

Jean-Michel Roux, 2013

Monde pluriel

Extrait du numéro 1 de la revue Tous urbains, cet article n’appartenait pas, initialement, au dossier intitulé « Comprendre la crise du logement ». Toutefois les propositions formulées par l’auteur s’intègrent parfaitement dans ce dossier et y ont donc été intégrées, en contrepoint des autres fiches.

Cette fiche aborde la crise du logement en France par son coût beaucoup plus élevé que dans d’autres pays européens. Celui-là est lié notamment à la rente foncière et immobilière créées par les habitants qui, dans leur ensemble, considèrent l’épargne immobilière comme la plus sûre.

La crise nous plonge dans l’économie : la bourse et ses dérivés, le commerce extérieur, le marché de l’automobile, le commerce de la viande du bœuf-cheval, le coût du travail… Pas une gazette qui n’ait ses commentaires et ses explications chiffrées. Dès qu’on touche le territoire, au contraire, la pensée bloque. Mots d’ordres pour des objectifs, eux-mêmes encordés à des besoins : 500 000 logements neufs par an en France ; un métro nouveau pour le Grand Paris, avec un investissement qui pèsera lourd dans les budgets nationaux ;  »limiter l’étalement urbain«  (c’est dans le Code de l’Urbanisme depuis 2010). Météorologie pour les résultats : 336 000 logements commencés en 2012 (en nette baisse par rapport à l’année précédente) ; il n’est pas certain qu’un financement soit trouvé pour le fameux métro ; la dissémination urbaine se poursuit.

Prenons le cas du logement : la production est insuffisante, quoique les prix augmentent, et devraient donc pousser en avant les constructeurs. C’est faute de terrains ! Sauf que beaucoup de sites possibles sont sujets à rétention de la part de leurs propriétaires. Mais pourquoi donc des gens si avides d’argent reportent-ils leurs espérances de gains à plusieurs décennies ? Donc on cherche à mobiliser le foncier public, avec une décote en faveur du logement social : c’est la loi du 18 janvier dernier. Mais le stock est raréfié, sauf à transformer en lieu de rêve chaque ancienne gare de triage. Et encore, voyons l’article 1 de la loi :  »Le Gouvernement remet au Parlement, dans les douze mois suivant la promulgation de la présente loi, un rapport sur les caractéristiques que pourrait revêtir un mécanisme d’encadrement de la définition de la valeur foncière fondé sur des indicateurs concrets et adossé à l’évolution de l’indice de la construction« . Nous voici revenus au problème précédent, avec du temps pour inventer un nouveau dispositif circulaire.

L’économie immobilière, avec ses logiques et ses inerties, pèse sur nos dépenses, nos déplacements, nos emplois, et pour une part considérable. Par exemple, on ne devrait pas comparer les situations françaises et allemandes sans constater entre autre que le logement allemand est significativement moins coûteux. Mais l’analyse économique est abandonnée à des observatoires d’agents immobiliers, et à des pratiques professionnelles ritualisées, par exemple celles des promoteurs.

Le rôle et la clairvoyance même de ces professions sont majorés, au point qu’on attribue aux promoteurs toute la responsabilité de la situation, alors qu’ils sont fort minoritaires dans le logement et presque absents de l’immobilier d’entreprise. J’entends par promoteurs ceux qui prennent le risque d’un programme et vendent « en l’état futur d’achèvement ». « L’étalement urbain », notamment, est le fait de constructeurs agissant pour les propriétaires de terrains. La confusion est totale, y compris dans des publications et colloques à prétentions scientifiques.

Nous savons que le sol est au coeur de ces questions, et qu’il s’agit d’un objet économique bizarre. Depuis des siècles, les plus illustres chercheurs se cassent la tête et les dents sur les théories de la rente foncière, notamment sur les aspects urbains de celle-ci. Les modèles hédonistes retrouvent (parfois), grâce à des calculs complexes, ce qu’un agent immobilier sait dire en un instant. Tout de même, il serait temps de prendre le sujet au sérieux.

Revenons sur l’Ile-de-France, intéressante pour la gravité du diagnostic, et aussi parce que des projets ambitieux lui sont consacrés, dans la politique du Grand Paris. Les franciliens se trouvent confrontés à une situation bizarre. D’une part, leurs revenus sont substantiellement supérieurs à ceux du reste de pays, à l’exception notable d’importantes populations pauvres. Mais d’autre part ils disposent de logements petits (40m² utile/habitant en France Métropolitaine, 33 m² en Ile-de-France, 31 m² à Paris), plus chers, moins satisfaisants que les autres. Les entreprises elles-mêmes ont du mal à trouver place, à prix raisonnable, dans l’espace régional. Et la construction neuve est relativement plus faible qu’ailleurs.

Pourtant, le financement public du logement est important : le locatif social représente 22 % du parc francilien de résidences principales, et seulement 13 % dans le reste de la France. Cette « capture » des crédits par la Région Capitale a longtemps généré des plaintes de la « Province ». L’effort ne se ralentit pas globalement, malgré le mauvais accueil fait par certaines communes au logement social. C’est d’autant plus méritoire que les surcharges foncières ne cessent d’augmenter, jusqu’à atteindre des records dans la Ville de Paris.

On n’échappe donc pas à la question foncière. Le prix du terrain est la conséquence des valeurs admises pour une surface de plancher dans un lieu donné. En retour, il génère ces valeurs dans le cas de constructions neuves. Les valeurs foncières reflètent et commandent toute l’évolution d’un territoire, autour de Paris comme ailleurs. Il est fort douteux que de nouveaux axes de transport en commun puissent rééquilibrer spontanément la Métropole, quels que soient les critères adoptés pour ce rééquilibrage. Il est certain au contraire que les capacités régulatrices des constructions neuves sont limitées, sur le stock immobilier comme sur les prix. Les grandes opérations d’aménagement public n’ont jamais joué ce rôle. Elles sont d’ailleurs en régression (nombre, taille et constructibilité).

Il faudrait raisonner dans une économie immobilière globale, pas seulement en programmation quantitative, et entériner de multiples observations nationales et internationales : les prix se forment par le haut, depuis les constructions existantes les plus chères. La hausse rapide des prix depuis une quinzaine d’années est corrélée avec un choix majoritaire de l’immobilier comme placement sûr. C’est une prédiction auto-réalisatrice : si chacun s’accorde pour miser sur le logement, celui-ci augmente, les terrains aussi en conséquence, donc le neuf suit ; et la production chute, parce que les nouveaux venus ne peuvent payer ni une accession ni un loyer. Ce simple énoncé nous ramène à des priorités.

Sources

Pour consulter le PDF du du numéro 1 de la revue Tous Urbains