La rue doublement étranglée

Olivier Mongin, 2014

Monde pluriel

Cet article est issu du numéro 5 de la revue Tous urbains. S’il n’appartenait pas initialement au dossier « Vers un partage plus équitable de la voirie et de l’espace public », l’équipe de CITEGO a considéré que cette analyse de l’espace public, en général, et de la rue, en particulier, pourrait s’y intégrer de manière originale et apporter certaines réflexions supplémentaires.

Cette fiche propose une réflexion sur la rue comme espace intermédiaire, entre privatisation et ordre public. Elle permet également de faire le point entre privatisation marchande et non-marchande et leurs différents impacts en termes de production de la ville.

On sait que la rue, le premier espace public qui borde un immeuble quand il n’existe pas de trottoir, a été méprisé par les tenants de l’urbanisme fonctionnaliste. Les formules lapidaires de Le Corbusier du style : « Nos bâtiments d’habitation n’ont rien à faire des rues » ne sont pas des inventions ! Il ne fait guère de doute que la privatisation l’emporte progressivement depuis que l’immeuble bourgeois haussmannien s’est replié sur lui-même. Si des initiatives heureuses sont prises pour créer des liens entre le dedans et le dehors et inventer de nouveaux équilibres entre privé et public, à commencer par les ouvertures barcelonaises sur les cours intérieures, il faut se pencher sur le double étranglement dont la rue mal aimée fait l’objet aujourd’hui. Un double étranglement : celui qui est provoqué par la manière dont l’ordre public la contrôle, et celui qui est la conséquence d’une privatisation tous azimuts.

Commençons par celle-ci : la privatisation de la rue est d’abord liée au fait que les pollutions intérieures (hier les poubelles et les déchets) sont déversées à l’extérieur : devant les entrées de bureaux, de boîtes de nuit ou de restaurants les fumeurs se rassemblent pour ne pas polluer les intérieurs. Un deuxième signe de privatisation, lié à la révolution technologique, passe par l’usage des mobiles et portables en tous genres qui sont à l’origine de pratiques solitaires qui perturbent les allées et venues urbaines : on déambule à côté d’autres que l’on ignore au risque de les heurter (dans tous les sens du terme : physiquement et moralement). Un autre indice de la privatisation tient au rappel des règles de civilité dans les transports « en commun », à commencer par le respect des entrées et des sorties dans les métros ou les bus. Paradoxalement, l’appel au respect de la mobilité publique qui a cours depuis des décennies à Bogota ou à Sao Paulo s’impose lentement en France. La privatisation n’est donc plus un « recul » face à un espace public perçu négativement comme l’univers dangereux de la masse et le territoire de la saleté, c’est une « avancée » dont la rue en paie naturellement les conséquences.

Reste que cette privatisation multifaces rencontre la volonté de l’ordre public (étatique ou municipal) de le contrôler. Un cadrage juridique et administratif qui accompagne naturellement la privatisation marchande : dans toutes les villes françaises, les trottoirs, les espaces intermédiaires entre immeubles et rue sont des territoires occupés par des commerces qui gagnent du terrain. A cette privatisation marchande organisée par les collectivités territoriales correspond un contrôle croissant des espaces publics : en témoigne d’abord sur le plan de la sécurité la traçabilité des individus qui est renforcée par la multiplication des caméras à tous les niveaux (local ou national). Tant pis pour les naïfs qui rêvent encore d’errance et de vagabondage, les règles s’accumulent en vue de rassurer ceux qui s’inquiètent de ce qui peut se passer dans un parc comme celui de La Villette. Mais elles frappent aussi la rue dans le cas de l’interdiction du voile intégral dont on ne mesure pas toujours la portée. En effet, le législateur a voulu appliquer à la rue, qui est avant tout un « mélangeur », des normes valant pour des établissements publics (hôpital, administration…). Comme si la rue relevait du domaine public alors que cet espace « intermédiaire » ne dépend ni de l’intérieur privé, ni de la sphère publique dépendante du politique. Voilà pourquoi la rue est bel et bien étranglée, prise en otage, assommée, occupée qu’elle est par une privatisation aux visages multiples d’un côté et cadrée de l’autre par un ordre public qui l’assujettit. Que la rue ait des règles est légitime, elle n’en est pas moins un espace où l’individu peut se libérer à la fois de l’espace privé et de l’ordre public, s’émanciper, se frayer un passage dans l’anonymat. C’est le contraire qui est en train de se passer. Ce double « siège » de la rue est logique : elle est d’autant plus privatisée qu’elle peut être contrôlée, et l’individu quitte d’autant plus aisément ses intérieurs que le ministre de l’intérieur gère la sécurité des espaces publics. Reconquérir la rue est une urgence, encore ne faut-il pas se tromper sur les conditions de son double étranglement. Ce n’est plus seulement du mépris anti-urbain de Le Corbusier qu’il est question !

Sources

Pour consulter le PDF du du numéro 5 de la revue Tous Urbains