Les circulations et partage modal, d’hier à aujourd’hui

Nacima Baron, 2014

En France, en 2013, si l’on considère l’ensemble des déplacements domicile travail, la part d’individus qui recourent aux mobilités actives est minoritaire et toujours inférieure à 20 % environ des modes, sachant cependant que la marche est très fortement sous-estimée. Ceci montre que les mobilités actives représentent une part encore limitée de la mobilité générale, et pourtant, les chiffres sont en progression constante, et parfois rapide, selon les villes d’Europe occidentale tout au moins.

1. Y a –t-il un cycle des transports ? Si oui, quelle étape vivons-nous ?

Plusieurs spécialistes avancent l’idée selon laquelle on peut positionner les pays, les régions ou villes du globe selon qu’ils présentent un niveau plus ou moins avancé dans un cycle des transports. Ce cycle, dans les pays occidentaux, démarre avant la révolution industrielle, c’est-à-dire à l’époque où, du fait d’une évolution limitée de la technologie des transports et d’une expansion économique faible, la marche et les déplacements à court rayon représentaient une part écrasante des mobilités. Cependant, à partir de la fin du 18e siècle, l’urbanisation et l’industrialisation naissante ont occasionné une forte augmentation des déplacements. Des modifications sociales et économiques profondes ont accompagné l’apparition des transports collectifs hippomobiles, puis les véhicules utilisant la vapeur ou l’électricité. Dès le milieu du 19e siècle, le train et le tramway bouleversent les mobilités urbaines. La part d’actifs qui doit effectuer un déplacement de plusieurs kilomètres pour occuper un emploi salarié augmente fortement. Les mobilités « domicile-travail » quotidiennes prennent la forme qu’on leur connaît encore. A la fin du XIXe siècle, l’invention du vélo et de l’automobile enrichissent le panorama des mobilités, tandis que la macadamisation des rues et des routes facilite ces déplacements mécaniques et permet une accélération des circulations.

Dès les années 1920 et 1930, et jusqu’au milieu des années 1960, l’utilisation du vélo pour des déplacements domicile-travail des ouvriers, des employés et plus généralement des classes moyennes s’intensifie. Par la suite, deux facteurs de rupture interviennent : d’une part, les choix résidentiels d’une partie de la population active (faire construire un pavillon dans un environnement plus verdoyant, mais plus éloigné des centres urbains et des pôles d’emploi). Cet étalement résidentiel condamne l’utilisation du vélo. D’autre part, l’élévation du niveau de vie des ménages est une réalité (du fait de l’augmentation des salaires et de l’entrée des femmes dans la vie active). Ces deux facteurs permettent l’accession d’une majorité des classes moyennes à l’automobile individuelle. Dans les années 1980 à 2000, on voit s’accentuer la multimotorisation des ménages, notamment de ceux qui vivent le plus loin des centres d’emploi et de service.

En conséquence, la multiplication des véhicules à moteur supplante de manière inexorable l’usage du vélo pour les mobilités quotidiennes, tandis que ce dernier voit au contraire croître son usage ludique. Pourtant, le stade automobile n’est pas éternel : une nouvelle étape du cycle des transports apparaît lorsque la congestion urbaine, les effets néfastes de la pollution pour la santé publique et le prix prohibitif du carburant commencent à influencer les comportements des ménages. Nous sommes, en Europe de l’ouest, dans ce moment historique précis. A l’échelon individuel, les ménages, en fonction de la localisation de leur résidence, de l’emploi, cherchent à modifier leurs comportements. Les institutions publiques, de leur côté, font des mobilités un axe fondamental de leurs programmes d’aménagement (Voir [L’envie et les moyens d’agir->9301]). Les transports collectifs et les programmes de « nouvelles mobilités » se développent : offre de lignes de train régional cadencé, services de cars, tramways dans les agglomérations, vélos en libre service …. Aussi, certains ménages (mais pas tous) sont en mesure de modifier leurs choix et de sortir de la dépendance absolue à l’automobile individuelle. Ces ménages sont prêts à combiner l’usage de l’automobile avec l’emploi des transports en commun (le transport régional interurbain, le TER, a connu une croissance exponentielle en France ces dix dernières années, la croissance de la demande de transports urbains (bus, tramways) est également soutenue. D’autres emploient davantage le vélo, dans une perspective intermodale ou comme moyen de transport principal.

Dans cette nouvelle étape du cycle des transports, à mesure que l’utilisation des moyens de transport collectifs et des mobilités actives gagne en nombre d’usagers, le rapport de force (y compris électoral) se rééquilibre. Les autorités publiques (notamment les gouvernements métropolitains) sont en mesure d’accorder plus d’intérêt et d’écoute à l’égard des demandes sociales, plus d’investissements financiers, plus d’espace de circulation sur la voirie pour les modes actifs, et, pour ce faire, ils engagent des mesures restrictives à l’égard des automobiles. On connait les cas de Tokyo (où l’acquisition d’une automobile est conditionnée par la détention d’un emplacement privé de stationnement) ou de Singapour (où un nombre limité de certificats d’immatriculation sont vendus aux enchères, et où l’autorité métropolitaine installe un péage pour accéder au centre). Ceci montre donc qu’avant et après le « moment » historique où l’automobile domine, des conditions sociales, économiques et culturelles peuvent être favorables aux modes actifs.

2. Croissance urbaine mondiale et « automobilités » : l’effet ciseau entre nord et sud

Ce cycle des transports vaut surtout pour comprendre l’évolution des mobilités en Europe de l’ouest et dans les pays occidentaux qui ont connu une période de reconstruction et de prospérité économique après la seconde guerre mondiale (les Trente glorieuses). En revanche, beaucoup de pays dits du « sud » connaissent un décalage historique de ce cycle, car ils sont précisément en train de vivre l’étape d’émergence industrielle et urbaine que nous avons connu il y a cinquante ans. Aussi, ces pays comme la Chine ou le Brésil enregistrent une forte augmentation des déplacements et une explosion de l’usage de l’automobile (et parfois des deux-roues motorisés). En Chine, on estime qu’entre 2012 et 2022, 15 millions de véhicules automobiles neufs sont construits et mis en service chaque année. Aussi nombre de ces pays asiatiques voient-ils l’usage du vélo se réduire chez eux tandis qu’il augmente chez nous. Ceci se traduit par une double courbe en ciseau : les courbes des ventes d’automobiles individuelles baissent dans les pays avancés et croissent les pays émergents. Les courbes d’usage du vélo augmentent dans les pays avancés et baissent dans les pays émergents.

Ces évolutions interrogent le rapport culturel de chaque peuple à l’automobile et intéresse les sociologues et les historiens. Ces derniers soulignent qu’en Europe et notamment en France, le rapport des individus à l’automobile est marqué par un prisme générationnel. Les générations nées durant les Trente Glorieuses restent majoritairement attachées à la voiture individuelle et aux modes de vie qu’elle favorise, tandis que les jeunes nés à partir des années 1980 - 90 (les trentenaires et leurs cadets) sont beaucoup moins attachés symboliquement à l’objet automobile : c’est plutôt pour eux une utilité qu’un support d’appropriation et d’identité : une part croissante dédaigne même de passer le permis de conduire.

3. La renaissance très inégale des modes actifs en Europe

La croissance des modes actifs montre un panorama extrêmement contrasté, et quasiment « fractal » selon les pays, les régions et les villes d’Europe de l’ouest : certains pays moins avancés possèdent des villes qui vivent un renouveau vigoureux des modes actifs. D’autres, bien sûr, sont traditionnellement identifiés comme des quasi « modèles » car ils ont connu le retour des modes actifs plus tôt et plus massivement que d’autres. En combinant vélo et marche, les Pays-Bas sont en tête avec le Danemark, la moitié de leurs déplacements étant opérés selon des modes actifs, dont environ un quart des déplacement à vélo. Un deuxième groupe de pays, rassemblant la Scandinavie et l’Allemagne, présente environ 30 % des déplacements à pied, en transport en commun et environ 10 % de part modale vélo. Viennent ensuite la France, le Royaume-Uni, l’Espagne, pays dans lesquels la voiture garde une place prépondérante (plus de 60 % de tous les déplacements), contre environ 20 % à pied, 10 % en transport en commun, et une toute petite part (mais en croissance, entre 2 et 4%) pour le vélo.

Cela étant, l’observation des parts modales dans les villes montre des profils plus accusés que les classements nationaux, ce qui prouve que les élus qui se mobilisent localement obtiennent des résultats. Ainsi, à Copenhague, où il y a plus de 1000 km de pistes cyclables, 46 % de tous les déplacements dans la ville se font en vélo. A Groningue, aux Pays-Bas, 57 % des habitants utilisent quotidiennement le vélo. Bien des raisons ont été avancées pour expliquer cet engouement pour le vélo dans cette région bordière de la mer du Nord. Le géographe soulignerait la densité du peuplement et la compacité des tissus urbains, facteurs qui raccourcissent les distances entre habitat et pôle d’activité. On peut évoquer également la topographie plane des villes, souvent parcourues de canaux et de digues qui facilitent la cyclabilité. Des sociologues et philosophes recourent à des approches culturalistes : ils mettent en avant la pensée libérale et individualiste qui a modelé historiquement la société depuis le temps des « Provinces Unies ». Dans cette conception, l’usager compte davantage sur ses moyens personnels pour répondre à un besoin de mobilité que sur la prise en charge d’un Etat central, porteur de programmes lourds et dispendieux (critique couramment adressée au modèle français). Les historiens rappellent la mentalité calviniste, le sens du sacrifice personnel et de la rédemption, qui pousse des citoyens cyclistes et marcheurs à affronter une météorologie quelquefois contraire (pluie et vent). L’auteur de ces lignes, qui avait vécu « simultanément » à La Haye et à Paris au début des années 1990, avait été frappé par un autre fait, de nature sociologique. A La Haye, le vélo n’était pas un marqueur social. Tout le monde, y compris les hauts fonctionnaires de la Cour Internationale de Justice pédalent très naturellement vers leur bureau en costume cravate, en traversant les grands parcs urbains. A Paris, avant 2001 (avant donc l’accès aux fonctions municipales du socialiste Bertrand Delanoë), la bourgeoisie parisienne n’imaginait pas utiliser un vélo, car ce dernier restait attaché, soit à une image ouvrière, soit signalait une sorte de caprice d’adolescent attardé, aux antipodes du « sérieux » requis par une fonction supérieure.

Pour autant, il serait inexact de garder à l’esprit des divisions trop brutales entre villes ou pays d’Europe du nord et d’Europe du sud. La spécificité de certaines villes en matière de modes actifs est à la fois un héritage sociologique (c’est-à-dire qu’elle résulte d’habitudes individuelles et collectives, de choix résidentiels et d’activité, de styles de vie assumés), et le résultat de politiques urbaines volontaristes, quelquefois menés soit par des édiles « stars » (comme à Paris, New York ou Londres), soit par des équipes moins médiatiques (Strasbourg et les villes de la forêt Noire comme Friburg en Brisgau, mais aussi Chambéry ou Lorient …). Chacune de ces villes possède son histoire propre et son profil propre. Certaines ont été pionnières dans l’offre de pistes cyclables. D’autres ont favorisé l’accessibilité piétonne, ou encore l’intermodalité. Le chemin suivi par chaque ville dépend de toutes ces caractéristiques, et, à partir d’un même niveau général atteint par les modes actifs, les contextes peuvent être très différents. Ainsi, lorsqu’on analyse attentivement les statistiques, on constate que Ferrare et La Rochelle ont le même pourcentage global dévolu aux modes actifs, mais que Ferrare accorde plus d’importance au vélo, tandis que la ville de La Rochelle présente une répartition modale plus équilibrée, qui laisse une plus forte part à la marche.

Le retour des villes européennes vers les modes actifs se fait donc en ordre dispersé, avec des décalages temporels, des rythmes de progresson et des trajectoires multiples. En France, les villes les plus cyclistes sont Avignon et Strasbourg, les moins cyclistes sont Marseille, Paris, St-Étienne, Lyon, Rouen. Ces différences ne sont pas faciles à expliquer : Francis Papon, dans un article emploie le concept de « mûrissement social » et souligne que, là où le processus de redécouverte des modes actifs est en cours, l’utilisation de la bicyclette parmi les conducteurs de véhicules à moteur est redevenue socialement acceptable non seulement pour les loisirs, mais aussi pour les trajets quotidiens.

En conclusion, les mobilités actives connaissent un « tournant » historique, une bifurcation qui se lit dans les choix de société et dans les comportements individuels, dans les décisions politiques comme dans le paysage des villes européen et mondial. Ce moment s’explique par le croisement de nombreux facteurs (technologiques, économiques et sociaux). Ce moment peut être fécond si des acteurs en profitent pour élaborer des stratégies et traduire l’envie des contemporains en choix de rupture. Ces choix doivent correspondre à un contexte qui est spécifique à chaque ville. Dans certaines agglomérations, il faut étudier les mobilités actives du point de vue de la prolongation et de l’amplification d’une dynamique déjà ancienne. Ailleurs, il faut interroger les circonstances d’une réinvention de ces modes.

Le terme de réinvention, certes ambitieux, se justifie par le fait que les mentalités et la manière de concevoir les déplacements, les espaces, le temps évoluent profondément et rapidement dans toutes les couches de la société. Parallèlement, la marche et la pratique du vélo deviennent une préoccupation majeure pour les institutions qui régulent et gèrent les transports à différentes échelles de territoire (ville, région, Etat). Le mouvement va-t-il encore s’amplifier ? Les entretiens réalisés auprès des techniciens et des experts et les débats que nous avons eu collectivement, lors des deux comités miroir de 2013 et de 2014, montrent un état d’esprit partagé entre la prudence et l’optimisme. D’une part, il y a un déblocage indéniable. D’autre part, l’effervescence institutionnelle (création d’autorités métropolitaines) et la restriction des ressources publiques risquent de brouiller le panorama et de limiter les programmes, évidemment coûteux, d’aménagement et de restructuration de la voirie destinés à favoriser l’accessibilité, le partage des modes et à protéger les usagers vulnérables.