Mixité. Diversité, intégration, proximité.

Francis Beaucire, Xavier Desjardins, décembre 2014

La mixité (ou plutôt les mixités) est devenue une notion centrale en urbanisme, portée notamment par les conceptions de l’aménagement urbain issues du développement durable. Avoir tout à « portée de main » et subir le moins de nuisances possibles : une aspiration partagée par tous les citadins. Mais les différentes ressources offertes par la ville sont parfois incompatibles : les usines, les commerces, l’habitat reposent sur des approches différentes de ce que le cadre urbain peut offrir, espace, accessibilité, tranquillité, etc. D’une certaine façon, l’urbanisme et la planification spatiale urbaine ont pour objet la recherche d’équilibres entre incompatibilités. Le répertoire des « incompatibilités » est nourri d’hygiénisme, et il a conduit au principe du zonage, précisément l’opposé de la mixité des fonctions urbaines. Le développement des modes de transports urbains rapides, ferroviaire puis automobile, a facilité la séparation des fonctions. Le relâchement de la contrainte de la distance, tant pour les personnes que pour les marchandises, est un fait qui a été théorisé comme une solution par le courant « fonctionnaliste » de l’urbanisme. Pour travailler, circuler, habiter, se récréer, il faut créer autant de quartiers spécialisés. Issu de l’hygiénisme, ce courant de pensée dont le texte phare est La charte d’Athènes a reçu des critiques multiples, surtout depuis que la désindustrialisation généralisée des villes a rendu en grande partie sans objet l’éloignement des activités nuisantes. C’est désormais le prix du sol qui dicte la séparation des fonctions, ce qui conduit les fonctions logistiques, dévoreuses de surface, à être localisées en périphérie. Les fonctions résidentielles et tertiaires de bureau, ainsi naturellement que les services et les équipements culturels et sociaux sont en revanche spatialement compatibles, d’où la notion de mixité fonctionnelle. Leur rassemblement dans la proximité contribue à la diversité, c’est-à-dire à l’attractivité des quartiers de la ville.

La mixité est également au programme du combat de la collectivité (qui n’est pas le combat de la population résidente) contre la ségrégation sociale, conduisant à mêler dans un même programme d’habitation différentes catégories de logements, privés et publics, locatifs ou bien en propriété, d’où la notion de mixité sociale. Avec l’espace public comme médiateur, la mixité résidentielle est considérée comme un moyen de faciliter l’intégration sociale et culturelle, à défaut d’être suffisamment économique, sans toutefois y parvenir toujours de façon manifeste.

Dans le contexte du développement durable et de ses finalités écologique et sociale, la mixité à la fois fonctionnelle et sociale est devenue un standard de la régénération des quartiers de la ville dense évacués par l’industrie et les activités logistiques, qui gagnent certes en densité mais surtout en diversité dans une forte proximité géographique, une composition urbaine contribuant à ce que l’on appelle commodément la « ville compacte ». C’est une forme qui fait débat pour une partie des urbanistes, car une telle conception paraît exclure les espaces périurbains de toute attache avec « ce qui fait ville » et « ce qui fait société ».

Sont en jeu, au regard de la géographie et de la sociologie urbaines, des notions parentes très proches comme la coprésence, l’intégration, la ségrégation ou la sécession des catégories sociales et la « gentrification ». Logés en sociologie urbaine et en géographie sociale, ces notions et les débats qu’elles font naître exercent une influence directe sur les conceptions et les pratiques de l’urbanisme, les formes d’organisation de l’espace géographique et de l’espace public urbain ayant une influence favorisante ou non (mais jusqu’à quel point ? autre sujet de débat) sur le genre de vie et de société urbaines auxquelles aspirent les citadins et leurs édiles.

Ce que disent les auteurs sur la notion de mixité

Walter Benjamin

Ce premier extrait de Walter Benjamin, tiré de l’exposé de 1935, illustre ce bouleversement de la ville du XIXe siècle qui voit l’émergence du bureau. Une nouvelle « fonction » urbaine apparaît, et avec elle, une nouvelle limite entre l’intime et le collectif. La séparation des fonctions dans la ville entraîne une nouvelle définition de soi. A l’écart du monde marchand, l’individu se construit un intérieur mais l’opposition entre intérieur et extérieur est en partie illusoire. Si les objets rappellent un événement personnel, une part de sa vie, ils ne sont pas coupés du monde industriel et marchand.

« Pour le particulier, les lieux d’habitation se trouvent pour la première fois en opposition avec les lieux de travail. Ceux-là viennent constituer l’intérieur ; le bureau en est le complément. Le particulier qui ne tient compte que des réalités de son bureau demande à être entretenu dans ses illusions par son intérieur. Cette nécessité est d’autant plus pressante qu’il ne songe pas à compléter les réflexions qu’il consacre à ses affaires par des réflexions sur sa fonction sociale. Dans l’aménagement de son cadre de vie privé, il refoule ces deux préoccupations. De là naissent les fantasmagories de l’intérieur. Celui-ci représente pour le particulier l’univers. Il y assemble le lointain et le passé. Son salon est une loge au théâtre du monde.»

Walter Benjamin, « Exposé de 1935 », in Paris Capitale du XIXe siècle, Le livre des passages, Editions du Cerf, 1986, page 41

Georges Perec

Georges Perec en 1974 prolonge la réflexion sur la vie intérieure dans un univers où les lieux sont réduits à quelques fonctions.

« Pourquoi ne pas privilégier la dispersion ? Au lieu de vivre dans un lieu unique, en cherchant vainement à s’y rassembler, pourquoi n’aurait-on pas, éparpillées dans Paris, cinq ou six chambres ? J’irais dormis à Denfert, j’écrirais place Voltaire, j’écouterais de la musique Place Clichy, je ferais l’amour à la Poterne des Peupliers, je mangerais rue de la Tombe-Issoire, je lirais près du Parc Monceau, etc. Est-ce plus stupide en fin de compte que de mettre tous les marchands de meubles faubourg Saint-Antoine, tous les marchands de verrerie rue du Paradis, tous les tailleurs rue du Sentier, tous les juifs rue des Rosiers, tous les étudiants au quartier Latin, tous les éditeurs à Saint-Sulpice, tous les médecins à Harley Street et tous les noirs à Haarlem ? »

Perec Georges, Espèces d’espace, 1974, page 116

Bernardo Secchi

Bernardo Secchi, en 2004, insiste sur la variété des ressorts psychologiques, culturels et sociaux qui conduisent à la séparation des fonctions urbaines et des différents groupes sociaux : la mixité ne se décrète pas simplement par le fait de tourner le dos au « fonctionnalisme » du courant moderne.

« L’histoire de la ville européenne des deux derniers siècles est accompagnée d’un processus de séparation et d’éloignement, lent mais continu ; par la construction de nouveaux systèmes de non-compatibilité et d’intolérance physique, sociale et symbolique. A l’origine, il s’agit d’un mouvement d’expulsion des centres urbains : des abattoirs, des cimetières, des hôpitaux, des sanatoriums, des casernes, des usines ; un mouvement de séparation des groupes sociaux, d’activités diverses […]. Le zonage ce n’est pas tant la cause de la ségrégation que l’institutionnalisation de tendances qui étaient déjà présentes dans la société et qui ont conduit à chasser ailleurs ce qui n’était pas beau à voir (ce qui était antihygiénique, ce qui aurait pu devenir socialement dangereux, ce qui faisait du bruit), à distinguer et à identifier l’ « autre » ou tout ce qui demandait un emplacement particulier (près de la voie ferrée, du canal, du fleuve, loin des quartiers les plus riches, au voisinage du parc ou de la campagne). […]. L’hétérogénéité de la ville contemporaine […] trouve ses origines profondément enracinées dans un processus d’identification, de séparation et d’éloignement dont la rupture d’un système de solidarité et l’émergence d’un système d’intolérances (hygiéniques, acoustiques, religieuses, ethniques, entre styles de vie, niveaux de revenu, comportement d’achat, préférences en matière d’habitat) sont la base. »

Bernardo Secchi, Première leçon d’urbanisme, Editions Parenthèse, Marseille, 2011 (2ème édition), pages 140-141

René Schoonbrodt et Luc Maréchal

René Schoonbrodt et Luc Maréchal relient intimement les questions de coprésence, de diversité et de mixité. Ces mots ne sont pas utilisés dans l’extrait. Coprésence est amenée par accumulation. Diversité est suggérée par différence.

« La ville est la présence des autres. (…) Quels autres ? Non pas les personnes de la famille, des parents aux petits-cousins. Non pas ceux d’un même milieu : les gens habitant la rue depuis quinze ans, que vous connaissez bien et qui participent de la même mentalité, qui partagent à quelques nuances près le même mode de vie… Non, Les autres, ce sont ceux qu’on ne connaît pas ou qu’on ne devine pas totalement. L’autre, c’est l’étranger. Les autres sont libres vis-à-vis de nous.
La ville est l’accumulation des autres dans un même lieu. On pourrait écrire aussi : ce lieu, la ville, est l’accumulation des différences de richesses, de cultures, de religions, de statuts sociaux, de qualités personnelles… (…) Dans la ville, l’autre est physiquement présent par son corps. On ne peut le fuir aisément ; il rappelle sans cesse sa présence. Il peut lasser ou faire peur. On peut le rechercher pour ce qu’enseigne sa différence, pour, dans un sens, en tirer profit.»

René Schoonbrodt, Luc Maréchal, La ville, même petite, Editions Labor, Quartier libre, 2002, page 13

Isaac Joseph

Les deux courts extraits qui suivent d’Isaac Joseph mettent en relation la mobilité, physique, mais aussi sociale et culturelle, avec les dynamiques de ségrégation. Aussi bien à la place dans les grappes « mixité » et « mobilité », ils permettent de comprendre la dialectique entre les deux notions.

« Tel est le leurre des grandes villes dès lors qu’on décrit leur organisation territoriale à partir de ces deux phénomènes apparemment contradictoires que sont la ségrégation et la mobilité. Quelles que soient les stratégies urbaines susceptibles de rendre compte d’un processus de ségrégation, elles aboutissent à une juxtaposition d’univers sociaux partiellement invisibles et partiellement perméables les uns aux autres. Ce régime d’invisibilité partielle facilite la mobilité des individus, ou les amène à constituer par agrégation spontanée des ségrégations supplémentaires, librement choisies, des « régions morales » dont ils définissent les limites en fonction de leurs goûts, de leur tempérament, ou de leurs intérêts. Ces régions morales sont en quelque sorte les territoires de l’amateur (amateurs d’opéra ou amateurs de course), territoires de la tentation ou de la sophistication, territoires passionnels ou excentriques qui surdéterminent les « ségrégations objectives » par des « codes moraux divergents » dit Park. »

Isaac Joseph, « Urbanité et ethnicité », Terrain, 3, 1984, repris dans L’athlète moral et l’enquêteur modeste, Economica, Coll. Etudes sociologiques, édité et préfacé par Daniel Cefai, 2007, page 255

Ce couple mobilité – ségrégation conduit à voir autrement la métaphore de la « mosaïque urbaine ».

« Il faut donc compliquer la métaphore de la mosaïque doublement : 1) en tenant compte des usages transversaux de l’espace urbain qui affranchissent les individus de leur territoire identitaire et réinscrivent leurs pratiques dans des régions morales régies par de codes divergents ; 2) en concernant chacun des petits mondes constitutifs de la mosaïque urbaine comme un territoire d’expansion variable, tributaire de comportements qui se déploient à sa périphérie, dans des situations de double appartenance ou dans ce qu’on pourrait appeler des comportements frontières. »

Isaac Joseph, « Urbanité et ethnicité », Terrain, 3, 1984, repris dans L’athlète moral et l’enquêteur modeste, Economica, Coll. Etudes sociologiques, édité et préfacé par Daniel Cefai, 2007, page 256

Jacques Donzelot

Sur la coprésence, généralement idéalisée, Jacques Donzelot apporte une forte et indispensable nuance.

« ‘La ville ne fait plus société’, disions-nous dans un article précédent. La formule est apparue comme plus accrocheuse que sérieuse. Quand la ville aurait-elle justement fait société ? Durant l’ère industrielle ? Elle résonnait alors du conflit des classes, de leur confrontation sur le lieu de travail tandis que leur séparation dans les lieux d’habitat ne pouvait qu’ajouter aux affrontements dans l’usine l’irritation de la mise à distance et ruiner tout sentiment d’appartenance à un même collectif. Sous l’ancien régime ? Sans doute les villes offraient-elles alors le spectacle d’une grande variété de conditions à travers la bigarrure des habits propres à chaque catégorie sociale. L’importance des vêtements et des formes, leur diversité ostentatoire, évitaient toute confusion quant à la qualité respective des gens qui se mêlaient dans la ville. (…)
Faut-il reculer encore plus dans le temps et se rabattre sur la ville médiévale pour trouver une forme de ville « faisant société » ? A ce stade de l’histoire la ville forme effectivement une société de gens unis par les mêmes caractéristiques, celles d’un égal affranchissement par rapport aux servitudes féodales qui organisent les campagnes (…). La ville constitue une société à part, jouissant d’un régime d’exception. Ainsi, le seul moment où l’on pourrait dire de la ville qu’elle faisait société serait celui où elle se trouvait le plus en marge, installée dans une sorte d’extraterritorialité par rapport à la part la plus importante de la société !»

Jacques Donzelot, « La ville à trois vitesses : relégation, périurbanisation, gentrification », Esprit, n° 3-4, mars-avril 2004, pages 14-15

Stefan Zweig

Stefan Zweig écrit en 1940 sur la Vienne d’hier, qu’il a du quitter avec l’arrivée du nazisme. Il met en avant la dimension culturelle qui fait tenir la diversité sociale et ethnique de la ville.

« Composée de tant d’éléments étrangers, Vienne fut le terrain idéal pour une culture commune. Ce qui venait de l’extérieur ne passait pas pour ennemi, pour antinational ; loin de le refuser avec morgue comme non allemand, non autrichien, on le recherchait et on l’honorait. Toute suggestion émanant d’ailleurs était reçue et prenait cette coloration spéciale, typiquement viennoise. Quels que soient les défauts qu’aient pu avoir cette ville, ce peuple, comme tous les autres, il existe une qualité propre à Vienne : elle n’était pas arrogante, elle ne voulait pas imposer au monde la dictature de ses murs, de sa façon de penser. La culture viennoise n’avait rien de conquérant, et c’est bien pour cette raison que chacun de ses hôtes se laissait volontiers gagner par elle. Mélanger les contraires et créer à partir de cette harmonisation constante un nouvel élément de culture européenne, tel fut le véritable génie de cette ville. C’est pourquoi on était sans cesse conscient d’évoluer dans une atmosphère cosmopolite et de ne pas être enfermé dans une langue, une race, une nation, une idée. »

Stefan Zweig, Pays, villes, paysages, textes regroupés en 1981 par les éditions Fischer (Francfort), page 96.

Dans un autre texte sur New York écrit en 1911, l’interaction conduit à la mobilité (par les flux) mais non à l’intégration.

« Depuis quelques jours seulement dans cette ville déconcertante, effrayante et attirante à la fois par son étrange diversité. Cela ne suffit pas pour la saisir dans sa totalité, elle qui parle cent langues, qui, pour la première fois, projette les uns contre les autres des hommes des deux continents, et où l’opposition entre misère et richesse aboutit à une déchirure inconnue jusqu’alors. Je ne comprends pas encore sa voix, je n’ai qu’une vague idée de ses formes. Mais déjà je perçois, et ce de plus en plus nettement à chaque seconde de veille, son rythme, ce rythme irrésistible et impétueux des métropoles américaines.»

Stefan Zweig, Pays, villes, paysages, textes regroupés en 1981 par les éditions Fischer (Francfort), page 11.

Références

Walter Benjamin, « Exposé de 1935 », in Paris Capitale du XIXe siècle, Le livre des passages, Editions du Cerf, 1986.

Jacques Donzelot, « La ville à trois vitesses : relégation, périurbanisation, gentrification », Esprit, n° 3-4, mars-avril 2004.

Georges Perec, Espèces d’espace, 1974.

Isaac Joseph, « Urbanité et ethnicité », Terrain, 3, 1984, repris dans L’athlète moral et l’enquêteur modeste, Economica, Coll. Etudes sociologiques, édité et préfacé par Daniel Cefai, 2007.

Bernardo Secchi, Première leçon d’urbanisme, Editions Parenthèse, Marseille, 2011 (2ème édition).

René Schoonbrodt, Luc Maréchal, La ville, même petite, Editions Labor, Quartier libre, 2002.

Stefan Zweig, Pays, villes, paysages, textes regroupés en 1981 par les éditions Fischer (Francfort),