Le périurbain, espace des Blancs ?

Eric Charmes, octobre 2015

Aux États-Unis, il existe des liens très forts entre la suburbanisation et la séparation spatiale des « Noirs » et des « Blancs » (pour reprendre les catégories étasuniennes). Le choix de la résidence en banlieue y a en effet longtemps reposé sur la volonté des couches moyennes et aisées de se mettre à l’écart des plus pauvres, qui faute de moyens suffisants pour accéder à la voiture et à la propriété, restaient cantonnés dans les centres. La forte proportion de Noirs parmi les populations démunies et l’hégémonie des Blancs parmi ceux qui s’installaient dans le périurbain explique que beaucoup d’observateurs et d’analystes aient parlé de « White flight » pour qualifier les migrations résidentielles vers les périphéries des villes (Jackson, 1985). Certains ont même comparé la situation à une forme d’apartheid (Massey et Denton, 1993). En effet, dans un pays où la fiscalité locale est une ressource essentielle pour l’action publique et où les redistributions entre collectivités territoriales sont faibles, l’exil des plus aisés a fait chuter les ressources des centres et des faubourgs. En même temps, ces derniers avaient de plus en plus besoin de fonds pour soutenir leurs populations pauvres (qui subissaient de surcroît la crise de l’industrie fordiste). Ces territoires centraux et péricentraux sont alors entrés dans une spirale de la déchéance, devenant de plus en plus délabrés, au fur et à mesure que les périphéries pavillonnaires devenaient florissantes.

Depuis les années 1990 toutefois, la situation a beaucoup évolué aux États-Unis. Et ceci pour de nombreuses raisons. D’abord, on a assisté dans ce pays comme ailleurs à un regain d’attrait pour les grands centres urbains. Aujourd’hui, beaucoup de grandes villes sont redevenues des lieux de concentration de richesses et leurs quartiers centraux sont souvent dans un état de gentrification avancée. Les concentrations de pauvreté tendent à se déplacer dans les proches banlieues et notamment dans les banlieues désindustrialisées. Plus largement, même si la ségrégation des Noirs reste très forte (Logan, 2013), ceux-ci tendent à se disperser dans les espaces métropolitains, et à être présents dans les périphéries. Les Noirs ne sont pas les seuls à s’installer dans les périphéries, les Latinos et les Asiatiques y sont aussi de plus en plus présents. Le phénomène est tellement visible qu’un nouveau néologisme a émergé dans la littérature américaine à la fin des années 1990, celui d’ethnoburbs (Li, 1997). Ce terme vient souligner le fait que les chinatowns ne sont plus des marqueurs de la centralité, puisqu’on trouve des quartiers asiatiques dans les périphéries. Dans la définition qu’en donne Wei Li, les ethnoburbs se caractérisent par une concentration importante d’un groupe ethnique particulier, concentration visible non seulement en termes résidentiels mais aussi en termes de commerces et d’activité. Ceci étant, la diversification du peuplement des périphéries n’est pas réductible à la figure de l’ethnoburb. Des travaux ont ainsi mis en avant la notion d’ethnic suburbia (Le Goff, 2008), qui à la différence de l’ethnoburb est un espace essentiellement résidentiel avec peu de fonction économique. Quoi qu’il en soit, il devient très difficile d’identifier les périphéries des grandes villes à des espaces exclusivement blancs.

En France, l’idée d’une fuite des Blancs vers les périphéries a longtemps été peu présente dans le débat public. La situation a récemment changé, notamment sous l’impulsion de Christophe Guilluy (2010). Pour lui, les périphéries des métropoles, qu’il ne définit pas précisément, mais qui correspondent dans son propos aux espaces périurbains les plus éloignés des centres, sont devenus les lieux d’accueil des « petits-Blancs ». Christophe Guilluy rappelle avec raison qu’une des principales motivations des ménages qui accèdent à la propriété d’une maison individuelle est d’offrir à leurs enfants un environnement qu’ils jugent adapté. Pour les accédants à la propriété, ceci signifie bien sûr se mettre à distance des plus pauvres qu’eux. Christophe Guilluy estime que, pour les accédants à la propriété les plus modestes, qui viennent souvent de banlieues populaires, l’enjeu n’est pas seulement social, il est aussi culturel. Pour lui, la question de la diversité culturelle tend à prendre la place de la question sociale. Si dans les centres urbains, les couches aisées (les « bobos ») disposent de ressources sociales, culturelles et économiques qui leur permettent de tirer le meilleur de la diversité culturelle, ce n’est pas le cas des classes moyennes inférieures, dont beaucoup se sentent fragilisées dans leur identité par le poids croissant des cultures immigrées, notamment musulmanes. Ces classes moyennes inférieures, ces « petits-blancs » emménagent donc dans les périphéries des villes pour retrouver une forme d’entre-soi « blanc » et « français » qui les sécurise.

Ces thèses sont très discutables. On peut d’abord mettre en question l’idée selon laquelle les inégalités sociales deviendraient moins préoccupantes que les différences culturelles. Ensuite, plusieurs travaux récents, dont ceux d’Anne Lambert (2012) ont montré que, dans les lointaines périphéries, la population des accédants compte une proportion significative de ménages noirs ou ayant des origines maghrébines. On pourra également regarder avec profit un web-documentaire de Robert Genoud et Saddri Derradji sur un ensemble pavillonnaire de Bray-sur-Seine, dans le lointain périurbain francilien. On y constate que les familles noires ou d’origine maghrébine sont très présentes dans les maisons nouvelles. Christophe Guilluy a donc tort de faire du périurbain éloigné et populaire l’espace des ménages blancs modestes qui fuient les banlieues et leurs concentrations d’immigrés. Les dynamiques de peuplement du périurbain ne se réduisent pas à une forme de white flight comparable à ce qu’ont connu de nombreuses métropoles des États-Unis.

Ceci n’empêche pas que dans les communes périurbaines françaises, un racisme bien réel s’exerce à l’encontre des populations d’origine immigrée. L’arrivée de ménages noirs, turcs ou maghrébins suscite souvent des réticences, voire des oppositions actives. La pression locale peut être suffisamment forte pour conduire des maires à mettre eux-mêmes en œuvre des politiques racistes. Ainsi, au début des années 2000, deux maires de la région lyonnaise ont été mis en examen en raison d’un usage douteux de la préemption, visant à empêcher des ménages d’origine étrangère d’acquérir des pavillons. Les agents immobiliers savent également tous comment, dans certaines rues, les vendeurs, sous la pression de leurs voisins, s’efforcent de vendre à des « Blancs » (la chose peut se faire en demandant un prix plus élevé que celui du marché et en refusant les offres émanant des ménages non souhaités). Et une fois qu’une famille immigrée a franchi l’obstacle de l’acquisition d’une maison, la coexistence avec les populations en place n’est pas toujours simple, comme l’a montré Anne Lambert.

Références

GUILLUY Christophe, 2010, Fractures françaises, François Bourin Editeur

JACKSON Kenneth T., 1985, Crabgrass frontier: The suburbanization of the United States. Oxford University Press,

LAMBERT Anne, 2012, « Tous propriétaires ! » L’envers du décor pavillonnaire, Seuil

LE GOFF, William, 2008, La suburbanisation des minorités ethniques aisées à Leicester (Angleterre): la constitution d’une ethnic suburbia, Géocarrefour, vol. 83, n° 2, p. 99-111.

LOGAN John R., 2013, The persistence of segregation in the 21st century metropolis, City & community, vol. 12, n° 2, p. 160-168

LI Wei, 1998, Anatomy of a new ethnic settlement: The Chinese ethnoburb in Los Angeles, Urban studies, vol. 35, n° 3, p. 479-501

MASSEY Douglas S. et Nancy DENTON, 1993, American apartheid. Segregation and the making of the underclass, Havard University Press