Espace public

Francis Beaucire, Xavier Desjardins, décembre 2014

Parcs, jardins, squares, rues, allées, avenue, passages : derrière la variété des dénominations, l’ensemble des lieux ouverts sans restriction d’accès à tous constitue l’espace public. Si la définition paraît simple, les limites sont en pratique plus floues et sujettes à débat, voire à conflit. Les limites de la domanialité publique ne constituent pas toujours une limite nette à ce que la pratique conduit à considérer comme public, par exemple les gares ou les centres commerciaux. De plus, peut-on considérer une autoroute comme un espace public quand il faut une automobile pour la fréquenter ?

L’espace public apparaît comme une réalité menacée de toutes parts. Les spécialistes du transport menacent cet espace ouvert à tous de ne devenir qu’un simple espace de circulation. Le fonctionnement optimal de chacun des modes de transport conduit souvent à leur affecter chacun des voies dédiées dans les rues, voire des espaces de circulation spécifiques, quitte à « lanièrer » la rue. Se rendre d’un point à un autre dans des conditions optimales de confort et de prévisibilité constitue en effet un objectif des aménagements de voirie. La réponse à cet objectif passe trop souvent par la mise à l’écart de toutes les autres dimensions de la rue en font justement un espace public, contributeur indispensable de l’ambiance urbaine, de l’attractivité, de l’intensité et finalement de l’urbanité.

Pour des raisons de sécurité et de tranquillité, l’espace public est également la cible de multiples réductions à proximité des habitations, de soustractions de voies privatisées ou de passages et galeries accueillant des commerces. Interdits, fermés temporairement ou « filtrés », les espaces publics semblent difficiles à maintenir.

L’urbanisme contemporain, écartelé entre des tendances divergentes dans ce domaine comme dans d’autres, fait pourtant aussi de l’espace public une clef du projet urbain, parce que la ville comme entité sociale et politique ne peut exister sans lieux de rencontre ou d’expression d’une identité collective et d’une mémoire partagée. La diversité sociale ne peut être vécue sans la possibilité de la rencontre. L’espace public est un lieu qui rend possible la mixité et l’urbanité. Les enjeux liés à l’espace public sont donc multiples et contradictoires. Ils ont trait aux limites qui révèlent les conflits entre intérêts et groupes sociaux différents, et à l’enjeu majeur de toute politique d’urbanisme : faire société.

Ce que disent les auteurs sur l’espace public:

Thierry Paquot

Dans un ouvrage de synthèse, Thierry Paquot (2009) propose une utile mise en tension des différentes composantes de la notion d’espace public.

« L’espace public est un singulier dont le pluriel les espaces publics ne lui correspond pas. En effet l’espace public évoque non seulement le lieu du débat politique, de la confrontation des opinions privées que la publicité s’efforce de rendre publiques, mais aussi une pratique démocratique, une forme de communication, de circulation des divers points de vue ; les espaces publics, quant à eux, désignent les endroits accessibles au(x) public(s), arpentés par les habitants, qu’ils résident ou non à proximité. Ce sont des rues et des places, des parvis et des boulevards, des jardins et des parcs, des plages et des sentiers forestiers, campagnards ou montagneux, bref, le réseau viaire et ses à-côtés qui permettent le libre mouvement de chacun, dans le double respect de l’accessibilité et de la gratuité. Toutefois, depuis quelques années, les espaces publics sont ceux que le public ou des publics fréquente indépendamment de leurs statuts juridiques. Ainsi, des lieux privés ouverts à un certain public sont qualifiés d’espaces publics, comme par exemple un centre commercial ou une galerie marchande. […]
Au singulier, l’espace public relève du vocabulaire de la philosophie politique et aussi depuis peu de celui des sciences de la communication, tandis que les espaces publics trouvent leur emplacement dans le glossaire des édiles, ingénieurs, urbanistes, architectes et plus récemment des paysagistes. Pourtant, outre leur parenté étymologique, ces deux expressions concernent la communication, au sens large du mot, c’est pourquoi nous allons les traiter à la fois ensemble et séparément. Ensemble, car ils ont en commun l’idée du partage, de la liaison, de la relation, de l’échange, de la circulation. Séparément, car ils possèdent également certaines spécificités qui empêchent de les assimiler l’un à l’autre. L’espace public n’est pas géographique ou territorial, tandis que les espaces publics sont dans leur grande majorité physiques, localisés, délimités géographiquement. Qu’est-ce que la communication au sens large du terme ? C’est «être en relation avec » (communicare), cela sous-entend un échange quelconque de signes, peut-être même un déplacement, à coup sûr un transport réel ou symbolique. La communication facilite la circulation indispensable au commerce (des sentiments, des idées et impressions comme des marchandises, des capitaux et des gens…). Le déplacement réclame des voies de communication, tout comme la transmission des messages, a besoin de supports, de codes et d’émetteurs et de récepteurs. »

Thierry Paquot, L’espace public, 2009, La découverte, Collection Repères, pages 34

Georges Perec

Georges Perec donne à voir les valeurs sociales et les référents culturels qui s’expriment dans le partage et la composition des espaces publics.

« A l’inverse des immeubles qui appartiennent presque toujours à quelqu’un, les rues n’appartiennent en principe à personne. Elles sont partagées, assez équitablement, entre zone réservée aux véhicules automobiles, et que l’on appelle la chaussée, et deux zones, évidements plus étroites, réservés aux piétons, que l’on nomme trottoirs. Un certain nombre de rues sont entièrement réservées aux piétons, soit d’une façon permanente, soit pour certaines occasions particulières. Les zones de contacts entre la chaussée et les trottoirs permettent aux automobilistes qui désirent ne plus circuler de se garer. Le nombre des véhicules automobiles désireux de ne pas circuler étant beaucoup plus grand que le nombre de places disponibles, on a limité ces possibilités de stationnement, soit à l’intérieur de certains périmètres appelés « zones bleues », en limitant le temps de stationnement, soit, plus généralement, en instaurant un stationnement payant.
Il n’est pas fréquent qu’il y ait des arbres dans les rues. Quand il y en a, ils sont entourés de grilles. Par contre, la plupart des rues sont équipées d’aménagement spécifiques correspondant à divers services : il y a ainsi des lampadaires qui s’allument automatiquement dès que la lumière du jour commence à décroitre de façon significative ; des arrêts auprès desquels les usagers peuvent attendre l’arrivés des autobus ou des taxis ; des cabines téléphonique, des bancs publics ; des boîtes dans lesquelles les citadins peuvent déposer des lettres. »

Georges Perec, Espèces d’espaces, Galilée, 1974, pages 94-95

Eugène Hénard

Eugène Hénard fournit parmi les premières formulations au début du XXe siècle d’une dissociation des différents éléments que la rue avait jusqu’alors mêlé : le mouvement et l’arrêt, la circulation et la riveraineté. Ce texte d’Hénard montre comment le primat de la fonction circulatoire conduit à séparer les flux selon leur vitesse et à dissocier les différents éléments qui faisaient la rue.

« Tout d’abord, les trottoirs et les chaussées seraient constituées, une fois pour toutes, comme un tablier de pont, et ne devraient jamais subir d’autres remaniements que ceux qu’exigerait l’entretien des parties usées. (…). Immédiatement au-dessous du tablier serait suspendue tout la série de canalisations (…) : nettoyage par le vide, distribution d’air comprimé, d’eau de rivière, d’eau pure stérilisée, d’essence de pétrole, d’air liquide ; transport de lettres, distribution d’air pur, etc., puis toute la série de câbles électriques (télégraphe, téléphone, lumière et force, courants de faute fréquence, etc.).
Au-dessous de ces canalisations, toutes accessibles et dont la surveillance serait facile, se trouverait un espace de 2,25 mètres de hauteur, absolument libre jusqu’au niveau de l’ancien sol naturel.
On y poserait quatre voies ferrées, d’un mètre d’écartement, sur lesquelles circuleraient des trains de wagonnets enlevant les ordures et les déchets au fur et à mesure de leur production, amenant les matériaux lourds et encombrants, et dégageant de leurs gravois les chantiers de construction ou de réparations temporaires.
Les deux voies centrales serviraient aux transports à longue distance, les deux voies latérales serviraient à la formation des trains (…).
On est amené à concevoir une ville dont les rues à trafic intense auraient, proportionnellement à l’intensité du trafic, trois ou quatre plateformes superposées ; la première pour les piétons et les voitures, la deuxième pour les tramways, la troisième pour les canalisations diverses et l’évacuation des déchets ; la quatrième pour le transport des marchandises, etc. On aurait ainsi la rue à étages multiples, comme on à la maison à étages ; et le problème général de la circulation pourrait être résolu, quelle que soit l’intensité de celle-ci. »

Eugène Hénard, « Les villes de l’avenir », Transactions of the Town Planning Conference, London 10-15 octobre 1910, Londres, Royal Institute of British Architects, repris in Eugène Hénard, Etudes sur l’architecture et les transformations de Paris et autres écrits sur l’architecture et l’urbanisme, Introduction de Jean-Louis Cohen, Editions de la Villette, Coll. « Textes fondamentaux modernes », 2012, pages 328 et 330.

Colin Buchanan

Au début des années 1960, l’ingénieur anglais Colin Buchanan remet au gouvernement britannique un rapport sur la circulation qui est devenu célèbre. Il propose une stricte séparation de voies pour regrouper les circulations de transit à l’écart des différents quartiers qui constituent la ville. La ville est alors segmentée par différentes voies rapides qui en constituent l’ossature.

« Il n’y a heureusement dans ce domaine aucun mystère : c’est un problème qui ne diffère pas, pour l’essentiel, de celui que pose quotidiennement la circulation lors de l’élaboration des plans d’un immeuble – et il est fort bien traité. Dans ce domaine, le principe fondamental de la circulation est celui qu’illustre la disposition classique des couloirs et des pièces. Dans un hôpital important par exemple, le problème de la circulation est complexe. Le trafic est important – les malades arrivent à la réception, sont conduits vers leurs pavillons, puis éventuellement vers les salles d’opération et de nouveau vers leurs pavillons. Les médecins, les consultants, les infirmières et les filles de salle font leurs rondes. Nourriture, livres, courrier, médicaments, accessoires divers doivent être distribués. Le principe sur lequel tout se fonde est la création de zones d’environnement (chambres, salles d’opérations, salles de consultation, laboratoires, cuisines, bibliothèque, etc.) qui sont toutes desservies par un système de couloirs assurant la distribution primaire du trafic. Ceci ne veut pas dire qu’aucun mouvement n’est lieu à l’intérieur des zones d’environnement, […], la seule chose qui ne soit pas jamais permise, c’est l’ouverture d’une zone d’environnement à un trafic de transit – la traversée d’une salle d’opération par les chariots portant les repas des malades indiquerait une erreur fondamentale dans le graphique d’acheminement.
Il n’y a pas d’autre principe à appliquer en matière de circulation urbaine, qu’il s’agisse d’une ville nouvelle construite sur un site vierge ou de l’aménagement d’une ville existante. On doit y trouver des zones d’aménagement agréable – des « chambres » urbaines – où les gens puissent vivre, travailler, faire des courses, flâner et se promener à pied à l’abri des dangers du trafic automobile ; il doit aussi un réseau routier complémentaire – des « couloirs urbains » - permettant d’assurer la distribution primaire de la circulation vers les zones d’environnement. »

Colin Buchanan (dir.), L’automobile dans la ville, Etude des problèmes à long terme que pose la circulation dans les zones urbaines, Rapports du Groupe Pilote et du groupe de travail crée par le Ministre des Transports de Grande-Bretagne de 1963, Imprimerie nationale, Paris, 1965, page 41

Jane Jacobs

Dans le texte suivant, Jane Jacobs, militante de la qualité urbaine aux Etats-Unis, montre le lien entre la qualité de l’espace public et la diversité sociale et fonctionnelle des quartiers. Faire des espaces uniquement dédiés à la promenade et aux loisirs conduit à en faire des lieux dénués d’attrait. Les notions de mixité, diversité et espace public sont ainsi intimement mêlés. Elle décrit une banlieue résidentielle et les relations qui se nouent autour du parc pour illustrer les effets de l’absence d’espace public.

« Les mamans du voisinage, avec des petits enfants, qui veulent rencontrer d’autres mamans sont forcées d’aller frapper chez leurs connaissances qui habitent le long de la rue, ne serait-ce que pour se réchauffer en hiver, donner des coups de fil ou satisfaire les besoins urgents de leur progéniture. Leurs hôtesses leur servent souvent du café, car il n’y a pas d’autre endroit pour en boire, et bien sûr, toute une vie sociale a pris naissance de cette façon, autour de cet espace vert. Beaucoup d’échanges ont donc lieu entre habitants du quartier.
Mais bien plus désolante est la situation des mamans faisant partie d’un autre milieu social, en raison de leurs revenus, de leur race ou de leur niveau d’instruction. Lorsqu’en compagnie de leurs enfants, elles s’aventurent dans cette rue qui ressemble à un espace vert, elles sont en effet ouvertement l’objet d’un grossier ostracisme, car elles n’entrent pas dans le cadre de ces contacts, au niveau de la vie privée, caractéristiques de la banlieue, qui se sont développés parce qu’il n’y a pas de véritable vie urbaine dans cette rue. Il n’y a pas de bancs dans cet espace vert : les adeptes du « tout collectif » les ont banni exprès parce qu’ils auraient pu être considérés comme une invite pour des gens qui ne cadreraient pas avec le décor. »

Jane Jacobs, Déclin et survie des grandes villes américaines, Ed. Parenthèses, 2012, page 65.

Pierre Sansot

Pierre Sansot approfondit ces réflexions.

« Déjà, Jane Jacobs avait fait remarquer à quel point les parcs prennent, à certaines heures, une allure sinistre dans l’East Side de New York. La plupart des crimes de délinquants juvéniles s’y commettaient dans les années 1950-1955. A l’encontre, les rues et les trottoirs si décriés, parce qu’ils charrient toutes sortes de tentations, conservent un aspect humain souvent éducatif. L’observation méritait d’être rappelée puisqu’elle renverse certaines idées admises et puisqu’elle montre que la verdure, lorsqu’elle ne parle plus, constitue, par son silence, un facteur d’insécurité. Seulement pour nous qui avons décidé de prendre au sérieux les apparences, il faudrait aller plus loin – se demander ce que les taillis, les graviers, les arbres deviennent quand le « sinistre » les saisit. (…) Les lieux sinistres aiment le vide : ils sont déjà, par eux-mêmes, déserts et, en outre, ils provoquent le vide. On les rencontrera, de préférence, à la périphérie des villes mais il ne suffit pas d’invoquer l’absence d’êtres humains car une campagne n’apparaît pas nécessairement comme sinistre. Il faut que nous soupçonnions un dérèglement de l’ordre des choses. »

Pierre Sansot, Poétique de la ville, 1994, Petite Bibliothèque Payot, 2004, pages 267-68

Henri Lefebvre

Au cours des années 1960, un rappel d’Henri Lefebvre à l’intérêt des rues dans la vie urbaine.

« Occupons-nous de la rue. Nous parlerons de la rue d’une grande ville, donc d’une rue passagère, active, complètement urbanisée, sans rapports avec la campagne et la nature, si ce n’est le surprenant rappel qu’en apportent des arbres, ou quelques fleurs, ou le ciel et les nuages courant sur la cité. Intermédiaire très privilégié entre les secteurs du quotidien – les lieux de travail, la demeure, les endroits de distraction – la rue représente la vie quotidienne dans notre société. Elle en est la configuration complète, le « digest » et cela bien qu’extérieure aux existences individuelles et sociales, ou parce qu’extérieure. Elle n’est rien que le lieu de passage, d’interférences, de circulation et de communication. Donc elle est tout, ou presque : le microcosme de la modernité. Apparence mouvante, elle offre publiquement ce qui est ailleurs caché. Elle le réalise sur la scène d’un théâtre presque spontané.»

Henri Lefebvre, « Introduction à la psycho-sociologie de la vie quotidienne », Encyclopédie de la psychologie, Ed. Nathan, 1960, repris dans Du Rural à l’urbain, Economica, Anthropos, 3ème édition, 2001, page 98

Mike Davis

Mike Davis, parlant de Los Angeles, critique la dilution de l’espace public, sous le double mouvement de la privatisation des espaces et du primat de l’automobile.

« Cette croisade sécuritaire a pour effet systématique et inéluctable la destruction des espaces publics accessibles à tous. Symptôme criant de leur dévaluation, le terme de « personne à la rue » (streetperson) est aujourd’hui couvert d’opprobre. Pour réduire les contacts avec les intouchables, les urbanistes ont transformé des rues qui étaient largement vouées aux piétons en un simple réseau d’évacuation des flux automobiles. Quant aux parcs, ils sont devenus des zones de transit pour les sans-abri et les miséreux. Comme l’ont constaté de nombreux critiques, la ville américaine est systématiquement évidée de ses espaces publics au profit d’espaces spéculatifs regroupés au centre – mégacomplexes, galeries marchandes haut de gamme -, où chaque activité a son espace monofonctionnel, où les rues n’ont plus de perspective et où la circulation est internalisée dans des couloirs de sécurité sous l’œil de polices privées. »

Mike Davis, City of Quartz, Los Angeles, capitale du futur, La Découverte, 1997, page 206

Orhan Pamuk

Ohran Pamuk, écrivain turc, donne à voir en quoi l’espace public est le lieu de sédimentation de la mémoire urbaine et la dimension politique du devenir de l’espace public. Ce texte est écrit alors qu’un vaste mouvement social s’est formé contre le gouvernement conservateur et autoritaire en place, à la faveur d’un projet contesté d’urbanisme

« Pour donner un sens aux événements qui agitent Istanbul et comprendre ces manifestants qui résistent vaillamment aux forces de l’ordre et étouffent sous les gaz lacrymogènes, permettez-moi d’évoquer une histoire personnelle.
Dans Istanbul. Souvenirs d’une ville (Gallimard, 2007), j’ai raconté que toute ma famille habitait un même immeuble dans le quartier de Nisantasi. Juste en face se dressait un châtaignier de 50 ans qui, heureusement, est encore là aujourd’hui. En 1957, pourtant, la mairie avait décidé de l’abattre pour élargir la chaussée. Les bureaucrates arrogants et les gouverneurs autoritaires avaient fait fi de l’opposition des riverains. Le jour où l’arbre devait être abattu, mon oncle, mon père et tous mes parents se sont relayés pendant un jour et une nuit pour monter la garde dans la rue pour le protéger. Nous avons ainsi réussi à sauver notre arbre, mais nous avons aussi construit une mémoire commune qui nous rapproche et que toute ma famille évoque encore avec émotion.
Aujourd’hui, la place Taksim est le châtaignier d’Istanbul, et il importe qu’elle le reste. Moi qui vis à Istanbul depuis soixante ans, je ne connais pas dans cette ville une seule personne qui n’ait au moins un souvenir lié d’une façon ou d’une autre à la place Taksim.
Dans les années 1930, l’ancienne caserne d’artillerie qu’il est désormais question de réaménager en centre commercial abritait un petit stade de foot. La célèbre boîte de nuit TaksimGazino, centre de la vie nocturne stambouliote dans les années 1940-1950, jouxtait autrefois le parc Gezi. Par la suite, tous ces bâtiments ont été rasés, les arbres ont été remplacés, des boutiques et une prestigieuse galerie d’art se sont installées en bordure du parc. Dans les années 1960, je rêvais de devenir peintre et d’exposer mes toiles dans cette galerie.
Dans les années 1970, la place Taksim accueillait les fêtes du travail organisées par les syndicats et les ONG, célébrations auxquelles j’ai moi-même participé pendant un temps. (En 1977, 42 personnes ont été tuées à la suite d’un mouvement de panique.) Quand j’étais jeune, je regardais avec curiosité et émerveillement les meetings qu’y tenaient les partis politiques de tous bords – de droite et de gauche, nationalistes, conservateurs, socialistes, sociaux-démocrates.
Cette année, le gouvernement a interdit que le cortège de la fête du travail passe par la place Taksim. Quant aux projets de reconstruction d’une caserne ottomane, tout le monde se doutait que le dernier espace vert du centre-ville serait investi par un centre commercial de plus.
La planification de réaménagements aussi importants dans un espace public qui concentre les souvenirs de millions de gens puis le début des travaux par le déracinement des arbres sans avoir consulté les habitants d’Istanbul constituent une grave erreur pour le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan. Cette attitude insensible témoigne assurément d’une dérive autoritaire. (La situation des droits de l’homme en Turquie n’a jamais été aussi déplorable depuis dix ans.) Mais je reprends espoir en voyant que le peuple d’Istanbul est bien décidé à revendiquer son droit à manifester, et ses souvenirs, sur la place Taksim. »

Orhan Pamuk, Prix Nobel de littérature 2006, « Place Taksim, mémoire d’une ville », Le Monde, 6 juin 2013.

Jean-Claude Monod

Voici un texte dense de Jean-Claude Monod qui montre le lien entre l’espace public physique de l’espace public des philosophes et des politistes. Cet « espace-qui-est-entre-les-hommes » permet une existence intermédiaire entre la sphère du pouvoir et celle de l’intime : il est la condition du politique.

« Hannah Arendt « soulignait que la politique est aussi ou d’abord, une manière d’habiter le monde : « La politique prend naissance dans l’espace-qui-est-entre-les-hommes […]. Il n’existe donc pas une substance véritablement politique. La politique prend naissance dans l’espace intermédiaire et elle se constitue comme relation ». Arendt entendait marquer par là que la politique doit aménager l’espace de façon à ce qu’une possibilité de distance, d’écart, de retrait soit toujours ménagée aux individus (dans la sphère privée) mais de façon aussi à ce que l’espace public de discussion ne soit pas déserté, abandonné. Car les deux dangers qui menacent le politique sont, d’un côté, la « politisation totale » (totalitaire) qui interdit aux individus de vaquer à leurs occupations et de vivre comme bon leur semble leurs passions privées et, de l’autre, la « dépolitisation » totale qui ruine l’idée d’une monde commun et ouvre la voie au séparatisme social, que l’on voit s’installer dans de nombreuses parties du monde » (par exemple, les villes de riches entourées de barbelées et surveillées par des caméras). »

Jean-Claude Monod, « Quels espaces pour la démocratie ? », Esprit, Août-septembre 2013, page 123.

Références

Colin Buchanan (dir.), L’automobile dans la ville, Etude des problèmes à long terme que pose la circulation dans les zones urbaines, Rapports du Groupe Pilote et du groupe de travail crée par le Ministre des Transports de Grande-Bretagne de 1963, Imprimerie nationale, Paris, 1965.

Mike Davis, City of Quartz, Los Angeles, capitale du futur, La Découverte, 1997.

Eugène Hénard, « Les villes de l’avenir », Transactions of the Town Planning Conference, London 10-15 octobre 1910, Londres, Royal Institute of British Architects, repris in Eugène Hénard, Etudes sur l’architecture et les transformations de Paris et autres écrits sur l’architecture et l’urbanisme, Introduction de Jean-Louis Cohen, Editions de la Villette, Coll. « Textes fondamentaux modernes », 2012.

Jane Jacobs, Déclin et survie des grandes villes américaines, Ed. Parenthèses, 2012.

Henri Lefebvre, « Introduction à la psycho-sociologie de la vie quotidienne », Encyclopédie de la psychologie, Ed. Nathan, 1960, repris dans Du Rural à l’urbain, Economica, Anthropos, 3ème édition, 2001.

Jean-Claude Monod, « Quels espaces pour la démocratie ? », Esprit, Août-septembre 2013.

Orhan Pamuk, Prix Nobel de littérature 2006, « Place Taksim, mémoire d’une ville », Le Monde, 6 juin 2013.

Thierry Paquot, L’espace public, 2009, La découverte, Collection Repères.

Georges Perec, Espèces d’espaces, Galilée, 1974.

Pierre Sansot, Poétique de la ville, 1994, Petite Bibliothèque Payot, 2004.